• Le congrès sur la torture de la Fondation Temimi est pour le moins traumatisant Par Mohamed Kilani - Abdeljelil Temimi a sans doute rendu justice aux victimes de la torture et, par ricochet, à la rédaction de l'histoire, mais il a également causé un traumatisme chez les participants à ce congrès maghrébin. Pendant trois jours, des spécialistes, des militants et des victimes se sont succédé à la tribune de la Fondation Temimi, pour traiter de la question, témoigner et épiloguer. Des moments tragiques ont été vécus avec cette catharsis insoutenable tant pour les victimes que pour l'auditoire. Comment dès lors ne pas exécrer les coupables, donneurs d'ordres et exécutants, reconsidérer son rapport avec ses anciens gouvernants et réviser son rapport aux autres, à la matière, aux ambitions, au pays et à la vie ? Personnellement, je me suis méprisé en suivant les récits des scènes de torture qui dépassent l'imagination, voire l'entendement, me rappelant que « Le souvenir du bonheur n'est plus le bonheur, le souvenir de la souffrance est à nouveau la souffrance. » Alors que je me complaisais dans l'autosatisfaction avec l'illusion d'avoir réalisé l'essentiel de mes aspirations, voilà que tout s'effondre : des Tunisiens comme vous et moi, normalement constitués et soucieux et jaloux de leur dignité et de celle de leurs concitoyens, sont traités de manière inhumaine et abjecte alors que moi et des milliers d'autres profitaient des avantages et des plaisirs de la vie. Se mépriser, c'est reconnaître « qu'une injustice qui est commise à un homme, elle est commise à l'humanité toute entière. » Compatir à la souffrance récurrente des victimes et à celle de leurs familles souvent malmenées à travers les prisons de la république ( quand une famille à plus d'un prisonnier politique, les bourreaux ne les regroupent pas dans un même établissement pénitentiaire), c'est aussi pour leur exprimer des excuses pour ne pas avoir cherché à savoir afin d'agir en conséquence, c'est enfin se représenter la douleur subie et vécue par les victimes pour mesurer l'étendue du drame et pour combattre afin que plus jamais cela ne se reproduise. L'élévation notée chez certaines victimes de la torture, notamment Hamma Hammami et Sadok Ben Mhenni, a impressionné. Ce dernier a même précisé que sa dignité est toujours intacte car son honneur découle de ses actes et de ses principes et réflexions, autrement dit son combat. Mais son calvaire se poursuit dans son métier dans une entreprise publique qui le soumet à une autre en se passant de ses compétences pour la simple raison est qu'il constitue un esprit libre, donc peu docile et incapable de cautionner des pratiques irrationnelles. Une dérive quasi générale dans le secteur public qui m'a interpellé il y a trente ans déjà et qui pourrait m'inspirer un ouvrage à part. Le témoignage de Najoua Rezgui, arrivée in extremis, est des plus poignant : elle s'est retrouvée en garde à vue avec son bébé au même moment où son mari, Abdeljabbar Madouri, opérait avec Hamma dans la clandestinité, donnant de la fierté à son père qui lui rendait visite à la prison le cou dans le plâtre, avec le lourd fardeau des munitions de tout nature. Le géniteur ne pouvait priver son héroïne de fille des mot réconfortants pour évacuer sa gêne à son égard: « ne me demande pas pardon, tu n'es pas là pour crime ou vol, mais pour avoir défendu le droit. » Mais comment occulter un épisode marquant et significatif : la diatribe de Béchir Khantouche à l'adresse de Tahar Belkhoja qui a eu la témérité d'assister à ce congrès ? Le célèbre avocat a épinglé l'ancien ministre de l'Intérieur pour les soupçons qui pèsent sur lui et sur sa recherche d'atténuer la position de Bourguiba qui, selon lui, « mettait en prison pour corriger et non pour torturer » ; la couleuvre a été jugée trop grosse par Khantouche qui a prié le concerné, sans le nommer, à quitter le congrès. Un moment épique rapidement circonscrit par le maître des lieux et dépassé par Belkhoja qui a précisé sa pensée et rappelé quelques faits d'armes (?) tout en reconnaissant sa responsabilité politique. Mais Radhia Nasraoui, qui a contribué à la réussite de ce congrès, n'est pas femme à laisser l'auditoire dans l'approximation en rappelant à Belkhoja sa responsabilité plutôt pénale puisque c'est au ministère de l'Intérieur même qu'étaient infligés les actes de torture. Au-delà des séquelles des sévices corporels dont des handicaps condamnant la procréation, ce sont les déchirures de l'âme qui sont plus dures à supporter amenant les victimes à se regarder avec une douleur qu'aucune compensation ne pourra effacer. Pour Hamma néanmoins la fuite de Ben Ali est la plus précieuse récompense à son combat sur son « chemin de la dignité » dont il a fait le titre d'un livre publié en France en mai 2002. Dix ans après, lui et son épouse, visiblement épanouis, complices et heureux, se retrouvent les vedettes d'un congrès sur la torture, tout en se délectant de cet air de liberté, inespéré, voire insensé il y seize mois mais largement mérité au vu du combat mené par ce couple qui a formé un tandem exceptionnel de combattants. Une attitude noble et forte a marqué le congrès : aucun appel à la vengeance, les victimes ont estimé qu'on ne peut réparer l'injustice par une autre injustice. La torture étant toujours un crime, il ont exclu de l'infliger aux tortionnaires, qu'ils ont tous identifiés et cités. L'utilité de ce congrès, une première dans le monde arabe, est évidente : apporter les éclairages pour fustiger les coupables et les traduire en justice, montrer que finalement chacun est rattrapé un jour par la réalité de ses actes et prévient contre toute tentative de récidive et œuvrer qu'à l'avenir plus jamais la torture ne doit opérer dans notre pays. Et là c'est toute la société civile qui doit s'organiser pour constituer un rempart contre cette dérive consubstantielle à la recherche de la conservation du pouvoir en dehors du processus démocratique réel et non perverti. Merci Abdeljelil Temimi pour cette initiative, même si votre congrès nous a « tuer ». La liberté en Tunisie, au Maghreb et dans le monde arabe a franchi un nouveau palier. Le lien politique entre gouvernants et gouvernés est donc sur la voie de la construction de sorte qu'à terme l'osmose permettra à ces deux entités de ressentir les effets mutuels d'une relation fusionnelle. C'est là la finalité de toute démocratie. M.K
*Congrès sur « la torture et la répression au Maghreb depuis les indépendances » organisé par la Fondation Temimi pour la Recherche Scientifique et l'Information avec le concours de Konrad Adenauer Stiftung et l'organisation contre la torture en Tunisie ( 3-4-5 mai 2012) Bechir Jomaa