Son trait est libre et errant, sa gestuelle est spontanée et énergétique, parfois violente, mais non dénuée de sensibilité. Zied Lasram peint avec « tous ses sens », comme il le dit. Il mène la danse en action sur des toiles où se mélangent traits et textures. Le papier est présent en collage. La poésie aussi. Et dans sa dernière exposition « Octobre », il accompagne les poèmes de Moez Majed, dans un cheminement qu'il présente comme vertical. Une ascension combattive…une renaissance aussi. Portrait de l'artiste-peintre.
Le Temps : parlez-nous un peu de votre parcours artistique.
Zied Lasrem : j'ai commencé à peindre assez tôt. Ma mère était artiste-peintre, donc, forcément, il y a cet héritage. Disons que j'ai baigné aussi dans un milieu artistique. J'ai grandi à Sidi Bou Said, qui était un réel creuset et qui m'a permis de côtoyer, à l'époque, les plus grands artistes peintres. J'ai eu beaucoup de chance, parce qu'aujourd'hui Sidi Bou Said a bien changé et n'est plus cet antre de l'art qu'il a été. C'était un petit village sympathique, qui n'était pas mondain, mais qui était tout de même très coté grâce à sa charge culturelle et artistique. Ibrahim Dhahak y avait son atelier, ainsi que Gorgi, Rafik El Kemel, etc. Et nous, les jeunes qui nous intéressions à la culture, avons eu cette chance d'évoluer dans ce milieu. C'était un peu comme si nous vivions à Montmartre. Et moi, au milieu de tout cela, j'ai commencé à griffonner et à peindre très jeune et puis bien sûr j'ai fait l'école des Beaux-Arts. Mais là-bas, je n'ai pas fait peinture, je me suis plutôt orienté vers le design. Et aujourd'hui, je pense que c'était une bonne chose, parce que ma peinture n'a jamais été influencée. Je n'ai jamais pris de cours de peinture.
À Sidi Bou Said et à une certaine époque, j'ai fait partie d'un groupe de poètes et d'écrivains. Et nous avions monté tout un réseau d'écriture. Il y avait le chef de file, Hatem Bouriel et puis Mahmoud Chalbi, Tarek Ben Chaaben, etc. Nous éditions des poèmes d'avant-garde dont je faisais l'illustration. J'ai beaucoup baigné dans tout ce qui était écriture et dessin, un peu à la Artomicho. D'ailleurs, cela se ressent énormément dans ma peinture aujourd'hui, qui est assez gestuelle, très lâchée, juste guidée par une ligne ou un dessin et qui accompagne le spectateur. C'est vraiment de l'expressionnisme gestuel ou ce que l'on appelle de l'« action painting » (action en dessin). C'est une peinture très spontanée, mais cette spontanéité est très travaillée avant. Je fais beaucoup d'esquisses pour arriver à un résultat final compact. La réussite, c'est d'arriver à jouer avec un hasard un peu contrôlé ; un peu comme dans la vie.
*Quelle place accordez-vous donc dans vos œuvres, à l'esthétique, à l'imaginaire et au réel ?
Z.L : C'est une question très compliquée. C'est là où réside la difficulté de l'art : quand ça devient une réflexion. Quand on commence la peinture jeune, on essaie au départ de reproduire la nature ou de faire de l'esthétique pour plaire, etc. Ensuite, on passe un autre palier, et là on commence à se poser ces questions de réel, d'imaginaire, etc. Est-ce que la réalité est ce que l'on voit ? Est-ce qu'il y a une esthétique universelle ? Et plus on avance dans la peinture et dans l'âge, et plus on se rend compte qu'il n'y a pas une esthétique ou un dessin, mais des esthétiques et des dessins. Le plus important reste la communication avec l'autre. C'est l'aboutissement même que de communiquer avec les autres. Concernant mes œuvres, la nature m'intéresse peu, c'est plus l'imaginaire ou du moins une autre réalité imaginaire qui m'intéresse.
*Vous avez choisi la poésie pour accompagner vos œuvres. Qu'est-ce que cela rajoute ?
Z.L : D'abord un cheminement. Je ne travaille pas sur un thème précis et là avec ces poèmes, j'avais un petit chemin. Ce que ça m'apporte, c'est d'arriver à transcrire. Ce n'est pas de l'illustration que j'ai faite. J'ai plutôt accompagné ces poèmes. J'ai essayé de comprendre la structure des poèmes de Moez Majed, qui est assez verticale. Dans ses écrits, il ya des choses qui se répètent et beaucoup de sensibilité et de souffrance. Il ya aussi de l'amour. C'est une poésie qui ne chute pas, et qui ne tire pas « vers le bas ». C'est une poésie combattive, tout comme ma peinture. Et c'est dans ce sens que je retrouve dans ses poèmes l'énergie de mes peintures.
* Dans vos tableaux, plus on s'éloigne, plus on découvre de nouvelles images. La distance est-elle un paramètre dans votre parcours artistique ?
Z.L :La distance n'est pas spécifique à mes œuvres, mais au grand format. Ce dernier est un exercice très difficile. Puisqu'il ne permet pas à celui qui l'utilise de maîtriser la gestuelle, ou l'objet. Quand nous utilisons le grand format, nous sommes dedans et complètement dominés. La gestuelle est plus grande et l'intervention doit se faire avec du recul. Et mon intérêt pour la toile n'est pas dans le détail. Moi, je n'ai jamais aimé figer, je veux permettre au visiteur d'errer. Par contre, la distance émotionnelle par rapport à mon œuvre est inexistante, bien que techniquement elle soit palpable parce qu'obligatoire, puisque l'œuvre est grande.
* Vous utilisez beaucoup le collage dans vos œuvres et notamment les livres. Pourquoi ce choix de « Nana » d'Emile Zola dans votre dernière exposition ?
Z.L : C'est vrai, j'utilise beaucoup les livres. J'en utilise plusieurs. Il n'y a pas que « Nana ». Des fois, ce sont des livres très anciens et parfois c'est de la bande dessinée aussi. Je détruis ma collection ; des œuvres de 3e ou 4e édition… des œuvres rares. Parfois, je me pose aussi la question...(rires) J'ai un rapport avec le papier qui est particulier. Cela me dérange de ne travailler que sur de la toile donc j'essaie de lui donner cette texture de papier que j'affectionne.
* Pourquoi l'exposition s'intitule-t-elle « Octobre » alors qu'elle ne se tient pas en ce mois ?
Z.L : D'abord l'exposition est partie dans un accompagnement des œuvres de Moez Majed, qui allait aboutir à toute une installation beaucoup plus grande que ça. J'avais pour idée de faire une installation avec de la musique, de la poésie et de la peinture et de créer un événement avec ce concept autour. Il y avait le thème de la révolution dedans, bien avant la révolution. Nous avons commencé à le travailler en 2009, en essayant de composer avec ces trois sensibilités différentes, et en combinant cela à l'atmosphère étouffante existante dans le pays à l'époque. Nous avons même pensé à intégrer une chorégraphie de danse avec Imed Jemaa. Et puis la révolution a eu lieu. Et là nous étions un peu décalés et ce n'était plus d'actualité. Ce que nous voulions faire, le peuple l'avait fait dans la rue. Le grand spectacle avait eu lieu. Et aujourd'hui, nous avons juste montré le travail en duo. Alors, pour répondre à votre question, pourquoi « Octobre » ? Parce que moi, j'ai accroché avec le poème de Moez Majed s'intitulant « Octobre » justement. C'est un peu la fin et le renouvellement. C'est un poème de renaissance. Octobre c'est aussi la saison de l'espoir.
*Où en est la peinture aujourd'hui ?
Z.L : C'est une question difficile. Je ne pense pas que je sois en position de pouvoir en juger. Il y a de grands artistes et ça, il faut le dire. Le problème de la peinture, c'est que seule, elle ne peut pas émerger. Il faut une petite machine derrière : des galeries professionnelles, un réel intérêt du ministère de la Culture envers les Arts plastiques et du mécénat. L'art, pour avancer, a besoin de moyens. Il faudrait que des privés s'impliquent pour donner du souffle à ces artistes. Cela commence à se faire. Enfin, j'espère !