Faut-il en pleurer ou faut-il en rire? Ce qui se passe relève-t-il de la farce ou de la tragédie? Ou bien sommes-nous englués dans une terrible épreuve que la postérité qualifiera de tragi-comédie, portant ainsi une grave atteinte à l'image de la Tunisie qui avait pourtant été redorée par la révolution, après des décennies d'une très pesante chape de plomb? C'est le peuple qui pose et se pose ces questions. Un peuple qui a acquis, à l'issue d'une révolution au déroulement initial exemplaire, une légitimité indubitable. On ne jure aujourd'hui que par lui mais aussi on commence à s'interroger sur son rôle dans le bouleversement sens dessus-dessous du pays. Et la première question qui vient automatiquement à l'esprit du citoyen concerne, on s'en doute, le cas Bouazizi. La véracité des données du drame qui a déclenché le processus est devenu sujet à caution.
Un véritable choc traumatique a accompagné cette affaire. On a tenté de fouiller dans son passé pour retrouver son vrai fil. Mohamed Bouazizi, ce symbole qui a traversé l'espace jusqu'aux confins de la planète et qui s'apprête à traverser les siècles a-t-il vécu en réalité un itinéraire plus prosaïque que ne le laisse penser la version initiale de cette affaire? Le modèle de rectitude, d'abnégation, d'amour filial et de probité se serait-il fissuré, remettant les événements de sa vie dans la stricte véracité des faits. A-t-on dans son environnement familial procédé à un lifting de cette réalité afin d'en faire un objet de légende. Car la légende avait bien pris dans l'opinion publique tunisienne comme dans l'opinion internationale. Elle avait si bien pris qu'un Ban Ki Moon, secrétaire général de la plus prestigieuse des organisations internationales, avait tenu à rendre un vibrant hommage à l'«illustre» martyr. Le grand poète arabe Adonis se serait-il, lui aussi, allé à la facilité et se serait-il aperçu que le modèle qu'il a chanté ne correspondait pas exactement à l'original.
Ces questions qui tarabustent l'esprit du citoyen Lambda sont-elles justifies? La vérité se situerait-elle entre les deux versions. Une rude tâche attend les historiens. En attendant, le citoyen ne s'y retrouve guère.
Hollywood à Tunis L'homme de la rue a été ébranlé par la révélation, disions-nous. Mais en fait il n'en était pas à son premier désagrément dans sa connaissance de la stricte réalité. Qu'est-ce qui s'est réellement passé pendant la journée du 14 janvier 2011, c'est-à-dire le jour de la fuite du tyran? Et puis «fuite», est-il le terme indiqué pour évoquer son départ? On nage à ce sujet dans un flou troublant. Personne ne se prétendrait capable de répondre à une telle question ou d'être dans le secret des dieux. Et pourtant, l'homme de la rue est en droit de demander de lever le voile sur un événement fondateur de la démocratie dans ce pays qui ne l'a jamais vécue, foi d'éminents historiens. Il ne pourra jamais comprendre le véritable ressort de ce fabuleux soulèvement s'il n'en connait pas les tenants et aboutissants. Il est en droit de le faire, l'homme de la rue parce qu'il en est, lui, le seul, l'unique acteur, tous les autres ayant simplement pris le train en marche. Le miracle, ils n'y étaient, ou si peu, pour rien.
Troisième épisode dans le cours des événements et qui a quelque peu perturbé les convictions de l'homme de la rue: l'examen de l'affaire Imed Trabelsi et la confusion qui s'en est ensuivi comme confusion et colère des avocats. Ce procès, le premier, certainement d'une longue série à venir, se devrait d'être exemplaire afin que le citoyen se persuade que le bras de la justice est déterminé à faire avorter dans l'œuf tout espoir d'impunité chez les accusés. Mais c'est, tout juste, le contraire qui s'est produit. Le citoyen s'est trouvé quasiment conforté dans ses appréhensions: quelque chose ne marche pas dans le royaume du Danemark comme l'avait dit Shakespeare dans «Hamlet». Ce quelque chose, selon les images données par la télévision ce serait l'entrée en scène de Imed comme une star hollywoodienne, tiré à quatre épingles, arborant une coquette cravate et l'allure sûre d'elle-même. Mais peut-être y a-t-il à redire dans cette mise en scène, Imed Trabelsi ayant tout de même le droit de se mettre en grande toilette avant de se présenter au tribunal. Ce qui a plutôt turlupiné les citoyens, ce serait, dit-on, le fait qu'il soit jugé par ce même magistrat qui avait prononcé à son encontre le non-lieu dans l'affaire, il y a quelques années, d'un vol de yacht dans lequel aurait été impliqué le même Imed. Ce dernier allait-il bénéficier du même verdict pour l'actuelle affaire de drogue pour laquelle il est poursuivi? C'est en tout cas la crainte des citoyens qui estiment, au demeurant, que c'est là une vétille par rapport à des forfaits autrement plus graves Tâtonnements dans un Labyrinthe Le plus piquant dans l'histoire c'est que la tenue du procès a coïncidé avec la présentation d'un documentaire télévisé consacré aux crimes et délits commis par le président déchu. Ce qui a eu pour effet d'attiser encore plus la colère du public à l'endroit de la clique qui détenait le pouvoir en Tunisie et de la désigner déjà à la vindicte de toute la nation. Et en même temps cela accentuait ce brouillard qui confère à l'ambiance générale une tonalité délétère, propre à favoriser les dérapages et les dérives, tant les masses sont enclines à se laisser déborder par des extrémistes de tout acabit.
Et d'ailleurs, le risque que les masses en soient réduites à ces violentes extrémités, n'étonne plus personne. Il est même prévisible pour des gens qui, de quelque côté qu'ils orientent le regard, n'entrevoient que chaos et anarchie. Rien n'est clair dans les partis qui se bousculent au portail du pouvoir, chez les islamistes qui développent un double discours et, même, un triple discours quand on pense aux salafistes, dans les instances chez qui le mode de scrutin comporte des zones d'ombres, dans la gestion des affaires du pays par le biais de décisions pertinentes, en elles-mêmes, mais qui tardent à donner leurs fruits. La réalité semble plus opaque que jamais. Puisse la lumière se faire pour que l'on ne tâtonne plus dans ce labyrinthe.