Un jour, j'ai écouté sur les ondes d'une station radio que les « forces paragouvernementales » (Qoua Chebh Houkoumia) avaient tué 29 personnes au nord de la Libye. J'ai prié Dieu pour qu'il épargne la Tunisie de ce genre de forces parallèles qui finissent toujours par tuer l'Etat, en l'affaiblissant toujours davantage, et qui ne peuvent servir qu'une oligarchie particulière et ses intérêts spécifiques, quels que soient le développement idéologique et les discours de manipulation qui accompagnent leurs actes. La Tunisie a failli se laisser prendre à ce piège, les premières semaines de 2011, justement par la faiblesse criante du gouvernement et par une déstabilisation des forces de l'ordre. Heureusement, la tradition civile du peuple et de l'Etat tunisiens a fini par prendre le dessus et, l'administration tunisienne aidant, par redresser relativement la barre de la gestion organisée et réglementaire des choses de l'Etat et des affaires des citoyens, malgré certaines insuffisances qui perdurent et qui ont conduit à la crise actuelle par un fâcheux concours des différents tiraillements politiques, insensibles aux justes revendications citoyennes. Or voilà que le président d'Ennahdha, Cheikh Rached Ghannouchi, relance cette forme bâtarde de la gestion de la sûreté nationale en appelant, dans sa conférence de presse du 13 juin, à la reconstitution des comités de quartiers « pour apporter leur renfort aux forces de l'ordre dans la préservation des biens et personnes et la protection de la révolution ». Souvenez-vous, M. Channouchi, qu'en 2011, très tôt les forces de l'ordre avaient tiré la sonnette d'alarme, soulignant que l'ordre ne pouvait être tenu que par ceux qui en sont responsables. Quant au rôle du citoyen, il consiste d'abord à se conformer soi-même aux règles du respect (respect de l'ordre, respect de l'Autre) et, autant que faire se peut, à sensibiliser les autres aux bienfaits des mêmes règles du respect. De fait, il est très rare de percevoir dans votre discours, M. Channouchi, un vrai sens de l'Etat : il n'y a qu'un souci partisan que l'on ne saurait vous reprocher tant qu'il est présenté comme tel. Mais que vous vouliez en faire un discours de politique étatique, cela est contraire tout autant à l'esprit d'une coalition gouvernementale qu'au sens même du fonctionnement d'un Etat qui se voudrait celui de tous les Tunisiens et non celui des partisans d'Ennahdha. De ce point de vue, votre appel à un rassemblement vendredi 15, à partir d'une mosquée (la mosquée continuant de fonctionner pour vous personnellement comme une tribune politique), est un appel partisan qui s'inscrit dans une logique spécifiquement islamique, au mépris de tous les musulmans qui ne le sont pas. Il est peut-être temps de ramener le jour du vendredi à son vrai statut de jour de prière, pour tous les Musulmans, et de le laisser loin des tensions, des dissensions et des distensions politiques. Le comble de ce manquement de respect à l'unité de tous les Tunisiens, sans ségrégation aucune, c'est votre diabolisation tantôt de l'extrême gauche, tantôt de toute la gauche progressiste et moderniste et le plus souvent des RCDistes qui n'existent plus que dans vos rangs et dans certaines têtes réfléchissant davantage par les colères du passé que par le calme de l'avenir ; car les anciens RCD, propres et patriotes, hier comme aujourd'hui et demain encore, ont tiré la leçon de l'histoire, ont changé d'état d'esprit, ont tourné la page du RCD et s'appliquent à servir de nouveau leur pays comme ils peuvent. Or cette diabolisation dans tous les sens (portant rarement sur les salafistes que vous appelez souvent à comprendre, ce qui serait une bonne chose si vous appeliez à comprendre tous les Tunisiens) contredit votre appel à l'union nationale. En effet, celle-ci concerne tous les Tunisiens, sinon elle est fausse et non avenue et se réduit alors à un simple discours de manipulation longtemps utilisé, jusqu'à l'abus, par vos prédécesseurs. De quelle unité parlez-vous si vous en excluez une part importante de la société ? Vous prétendez avoir changé d'état d'esprit et tiré les leçons de vos erreurs du passé et de votre méconnaissance ancienne de la réalité du peuple tunisien. Je veux bien vous croire même si autour de moi plusieurs voix s'élèvent pour affirmer que vous, personnellement (en comparaison d'une nouvelle génération nahdhaoui apparemment bien inscrite dans la rationalité de l'Histoire et l'exigence du réel), vous ne changerez jamais. Personnellement, je pense qu'il n'y a que les idiots pour ne pas changer et je vous tiens pour quelqu'un d'intelligent. Donnez donc la preuve, par le discours et par l'acte, que vous comprenez le changement. Sachez donc, Monsieur, que de ce point de vue, l'intelligence et le respect vous imposent de n'accuser personne sans des preuves irréfutables de sa culpabilité ; auquel cas, l'accusation ne peut alors relever que de la justice. Et c'est seulement quand celle-ci décide de cette culpabilité (qui ne peut nullement être celle d'une ancienne appartenance partisane, fût-elle au RCD) que vous pouvez en faire un usage politique, si nécessaire. Entre adversaires politiques, Monsieur, la course se fait à coups de programmes et de réalisations et le peuple tunisien a vraiment soif d'une démocratie authentique qu'il voit si bien fonctionner chez les autres, qui ne sont pourtant ni plus intelligents ni plus patriotes. Il a longtemps vécu frustré de ce rêve et, malgré qu'il en ait, il y a largement contribué, dans sa quasi-totalité. Maintenant qu'il s'est réveillé au besoin et à la nécessité de la démocratie, je doute qu'il se laisse encore berner par un quelconque discours de manipulation, même si ce discours vient d'une si vieille personne (vieillesse n'est pas défaut), car pour les Tunisiens authentiques, autant la jeunesse est fondatrice, autant la vieillesse est de prestance et de sagesse, non de mort politique comme a dit un des vôtres !