Supposé fournir le pays en données, l'Institut national de la statistique (INS) est en grève depuis quelques semaines, sous le silence des autorités de tutelle. Le fait est que cet arrêt d'activité est très grave et aucun pays qui se respecte ne reste sans statistiques autant de temps, car les statistiques qu'il fournit permettent de faire de meilleurs plans, de contrôler les résultats, de boucler le budget. Pour l'instant, la Tunisie est semblable à un véhicule qui roule sans tableau de bord. L'INS est un établissement public à caractère non administratif, créé en 1969. Il constitue l'organisme central du système national de la statistique, qui a pour mission de fournir aux administrations publiques, aux entreprises économiques, aux organisations, aux médias, aux chercheurs et au public, les données statistiques se rapportant au domaine économique, social, environnemental et autre. Comme toutes les structures du système national de la statistique, l'INS jouit de l'indépendance scientifique et accomplit ses missions conformément aux concepts, aux règles méthodologiques et aux techniques communément admises dans ce domaine. Il procède à la collecte des informations, à leur traitement, à leur stockage et à leur diffusion conformément aux normes et aux exigences de la production d'une information statistique de qualité, et ce en toute impartialité et objectivité.
Selon l'article 18 de la section 3 de la Loi n°99-32 du 13 avril 1999, relative au système national de la statistique : « L'institut national de la statistique constitue l'organisme exécutif central du Système National de la Statistique. Il est chargé de la coordination technique des activités statistiques. » L'article 19 de la même loi dispose : « L'institut national de la statistique a pour mission d'assurer, en coordination avec les autres structures statistiques publiques spécialisées, la collecte, le traitement, l'analyse et la diffusion de l'information statistique. Il assure l'organisation de la documentation statistique nationale ayant une relation avec l'activité de développement en collectant les données produites par les différentes composantes du Système national de la statistique. Il prépare dans ce cadre un annuaire des différents travaux statistiques qui sont portés à la connaissance du Conseil National de la Statistique ».
Il faut souligner dans ce cadre qu'à cause de la grève en cours, la Tunisie est privée de chiffres concrets sur le commerce extérieur, l'inflation, les prix de la production industrielle, le chômage et la croissance. Alors que la Tunisie naviguait à vue depuis des années, la voilà aujourd'hui qui navigue à l'aveugle ! Ainsi, nous ne disposons pas des chiffres de la croissance et du chômage pour l'ensemble de 2021. Alors que les prix ont explosé ces deux derniers mois au niveau national et international, nous ne savons pas concrètement de combien ont évolué les prix pour les ménages et pour les industriels. Nous n'avons pas non plus d'idée sur nos échanges extérieurs. Concrètement, les dernières statistiques publiées datent du 11 janvier 2022 et sont relatives au commerce extérieur aux prix courants pour décembre 2021, ceux à prix constants n'ayant pas été publiés.
A titre d'exemple, comment la Banque centrale de Tunisie peut-elle préserver la stabilité des prix en augmentant ou en baissant son taux directeur, si elle n'a pas d'idée sur l'inflation dans le pays ? Comment le gouvernement peut-il arrêter une stratégie sur la rationalisation de l'import ou sur le développement de l'export sans chiffres à l'appui ? Certes, beaucoup recommanderont de chercher ces chiffres au sein d'autres organismes de l'Etat. Cependant, c'est l'INS qui collecte, centralise, traite, stocke et diffuse ces données. Dernier point important, la loi garantit l'indépendance de l'institut justement pour qu'il puisse fournir des données statistiques en respect aux normes et aux exigences de la production d'une information statistique de qualité, et ce en toute impartialité et objectivité. Donc, les divers intervenants consommateurs des produits de l'INS ont confiance, à un point assez élevé, dans les statistiques fournies, même si certains ne sont pas d'accord avec certaines méthodologies choisies ou critiquent le panier utilisé.
Mais que réclament les grévistes ? Selon le syndicat, les employés revendiquent l'application d'accords conclus avec le gouvernement, notamment en ce qui concerne le nouveau statut de l'institut, le règlement de la situation précaire des vacataires, le versement de certains dus financiers à des retraités et des agents actifs. Le plus surprenant dans cette affaire, c'est qu'en pleine tempête, le capitaine a décidé de quitter le bateau. En effet, cinq jours après un communiqué évoquant la grève, le directeur général de l'institut Adnen Lassoued a présenté sa démission. Les raisons ? Le pouvoir en place aurait tenté d'impliquer l'INS dans la politique, et plus exactement dans la participation à la consultation nationale. Chose qu'aurait refusé la direction de l'Institut, pour ne pas entâcher son intégrité et son indépendance outre le fait d'ébranler la confiance des acteurs en sa neutralité et la neutralité des chiffres qu'il fournit. « Il est de mon devoir de directeur général de l'INS de démissionner lorsque l'engagement envers les principes fondamentaux de la Statistique Officielle des Nations Unies est compromis. Je quitte donc mes fonctions afin de préserver mon intégrité et attirer l'attention sur mes préoccupations et l'urgence de corriger cette situation », avait écrit M. Lassoued dans sa lettre de démission au ministre de l'Economie et de la Planification.
L'INS est un organisme vital car il fournit les divers acteurs économiques et intervenants des statistiques cruciales pour leurs activités, dont dépendent leurs stratégies, et même la pérennité de leur activité. Or, aujourd'hui, tout un pays navigue à l'aveugle, le tout avec le silence complice du gouvernement et du ministère de tutelle. Un précédent grave dans un pays qui a plus que jamais besoin de données fiables et mises à jour pour déterminer sa trajectoire.