• Rendons les statistiques publiques au peuple ! Un jury convoque un jour trois experts et leur pose une question. Il s'adresse tout d'abord au mathématicien : «combien font trois et deux?». Le mathématicien répond d'un ton assuré «cinq!». Le jury rétorque: «êtes-vous vraiment sûr?». Un peu agacé, le mathématicien confirme sa réponse. On fait alors avancer l'expert comptable à qui on pose la question «combien font trois et deux?». Il réfléchit un peu et répond «cinq!». On lui repose alors la question ; il prend un peu plus de temps puis répond : «cinq… plus ou moins 10%». Vient enfin le tour du statisticien qui a droit à la même question «combien font trois et deux?». Il se tait et refuse de répondre. Le jury insiste et repose trois fois la question. Le statisticien s'approche alors et murmure tout bas : «dites-moi combien vous voulez que ça fasse !». Cette petite histoire dénote avec un trait d'humour les pressions auxquelles fait face le statisticien dans l'exercice quotidien de son métier. La statistique, et plus particulièrement la statistique publique, a toujours joué un rôle central dans la gouvernance, comptant autant pour l'orientation que pour l'évaluation des politiques économiques. L'asservissement du chiffre est une tentation récurrente des politiciens, qui devient une règle dès que le régime politique permet une instrumentalisation de l'appareil administratif. Les cinquante-cinq dernières années en Tunisie ont illustré cette dérive où le parti dominant s'érigeait en Parti-Etat et utilisait l'administration afin d'asseoir son pouvoir sur la population. De surcroît, la dernière décennie a vu l'appareil d'Etat servir, conjointement avec la presse, à manipuler l'opinion publique nationale et internationale en agitant un bilan économique flatteur qui devait redorer un blason terni par la situation des libertés fondamentales. Dans cette entreprise, les statistiques publiques étaient en première ligne pour justifier une politique défaillante et qui était ressentie comme telle par les citoyens. La manipulation par les gouvernants des chiffres du chômage, de la pauvreté et de la croissance (pour ne citer que ces indicateurs) a porté un grand préjudice à la crédibilité de l'Etat et de ses services statistiques et économiques. Une politique basée sur un chiffre contesté ne peut être que contestable. Et si la Tunisie s'est résolument engagée dans la voie démocratique, ses futurs gouvernements élus devront néanmoins faire face à une défiance du citoyen et de la société civile à l'égard des statistiques publiques si celles-ci devaient continuer à être produites sous le contrôle étroit des décideurs politiques. Il est donc primordial aujourd'hui de rompre avec les pratiques du passé et garantir une indépendance de facto de l'Institut national de la statistique (INS). A cet effet, des fonctionnaires de l'INS ont déposé auprès de leur ministère de tutelle (le ministère du Plan et de la Coopération internationale) un ensemble de revendications professionnelles ne comportant pas de volet social. Ils demandent principalement l'arrêt de toute forme d'ingérence du ministère dans les travaux de l'INS qui doit jouir d'une totale indépendance au niveau de la programmation, de l'exécution ainsi que de la diffusion de ses statistiques. Le rôle du ministère devrait ainsi se restreindre à assurer la tutelle administrative. Cette exigence vise à assurer une neutralité des statistiques publiques loin des orientations politiciennes. Ces orientations peuvent en effet se manifester dans les trois temps de la genèse d'une statistique. Tout d'abord au moment de sa programmation : un ministre pourrait menacer d'arrêter l'observation d'un phénomène gênant ou substituer à une enquête (sur l'emploi par exemple) des données administratives plus partielles et partiales. Inversement, un ministère pourrait demander à l'INS d'observer un phénomène précis pour lequel les résultats attendus sont flatteurs de la politique menée mais dont l'utilité sociale est discutable. Le deuxième volet de l'ingérence politique peut s'exercer au moment de la construction statistique en privilégiant une méthode ou certains indicateurs par rapport à d'autres. Ainsi, on peut constater par exemple que les moyennes sont particulièrement prisées lorsqu'on préfère ne pas rendre compte de disparités importantes au niveau de la distribution d'une variable selon les régions ou les catégories socio-professionnelles par exemple. Une autre forme de détournement consiste à adopter une définition d'un phénomène qui ‘'arrange'' le décideur quitte à ne pas être en bonne conformité avec les conceptions standards (pour fixer un seuil de pauvreté par exemple). De même, un changement de méthodologie vers une meilleure appréhension d'un phénomène peut être retardé, bloqué ou partiellement appliqué en cas d'inadéquation avec l'orientation politique. La diffusion est la dernière étape de la chaîne de production statistique et celle qui cristallise une bonne part des pressions directes. Ainsi, le couperet ministériel peut tomber sur une publication et empêcher sa diffusion même après engagement des frais d'impression. Par ailleurs, certains indicateurs validés et disponibles «en interne» peuvent rester sous embargo de diffusion au public. Quant à la communication avec la presse, elle reste la chasse gardée du ministère de tutelle qui exerce un filtrage des articles de l'INS alors que celui-ci dispose de son propre service de presse maintenu en l'état embryonnaire. Bien évidemment, l'indépendance d'un institut de statistique n'a pas vocation à instaurer un fonctionnement en autarcie. C'est pour éviter cet écueil qu'il est indispensable de créer une autorité scientifique indépendante qui supervise les travaux de l'INS et s'assure du respect des bonnes pratiques de la profession en matière d'objectivité, d'impartialité, de pertinence et de qualité des produits statistiques. Une conception moderne de la statistique publique se doit de placer tous les utilisateurs sur un pied d'égalité. L'accès à une information statistique fiable et transparente est un droit inaliénable du citoyen qui ne doit pas être confisqué par l'autorité politique. Faut-il rappeler à ce propos une résolution des Nations unies sur les Principes fondamentaux de la statistique officielle (avril 1994) : «La statistique officielle constitue un élément indispensable du système d'information d'une société démocratique, fournissant aux administrations publiques, au secteur économique et au public des données concernant la situation économique, démographique et sociale et la situation de l'environnement. À cette fin, des organismes responsables de la statistique officielle doivent établir les statistiques officielles selon un critère d'utilisation pratique et les rendre disponibles, en toute impartialité, en vue de rendre effectif le droit d'accès des citoyens à l'information publique».