Il y a d'un côté le gouvernement qui n'a toujours pas dit comment il va financer les douze milliards de dinars, en devises étrangères, pour ses besoins extérieurs. Estimation basse, incluse dans la Loi de finances 2022, avant l'envolée des cours du pétrole (108$ aujourd'hui, contre une prévision de 75$) et avant la guerre en Ukraine. D'après la ministre de l'Industrie, la seule guerre ukrainienne va coûter quatre milliards de dinars dans le budget. Pour faire face à cette grave crise, le gouvernement est en train de jouer les mendiants et les emprunteurs sans gages. Un très ambitieux (et irréaliste) plan de réformes est proposé au FMI, un crédit a déjà été souscrit chez les Algériens, des emprunts nationaux… Ne sachant pas comment s'en sortir, le gouvernement a fait appel à des expertises étrangères pour l'aider. En février dernier, Jean Moulin, directeur général du Trésor français et président du Club de Paris, était en visite de deux jours en Tunisie pour une « mission spéciale » dans le cadre des difficultés que connaît le pays, d'après Sihem Nemsia, ministre des Finances. Les discussions avaient « porté exclusivement sur les questions économiques et financières et sur le soutien de la France aux réformes envisagées par la Tunisie dans le cadre de ses négociations avec le FMI », d'après le Trésor français. D'après les informations de Business News, c'est Kaïs Saïed lui-même qui a demandé à Emmanuel Macron cette expertise.
De l'autre côté, nous avons Kaïs Saïed qui dit une chose devant les caméras et fait son contraire sur le terrain. Mercredi dernier, il a taclé sévèrement ces partenaires étrangers qui s'ingèrent dans les affaires tunisiennes. Le président de la République réagit au lendemain des inquiétudes publiques américaines et européennes manifestées après la publication du nouveau décret-loi relatif à l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Dans ce décret-loi, Kaïs Saïed se met dans la position du juge et partie. Alors que les membres de cette instance étaient élus par les députés de l'assemblée, afin de leur assurer l'indépendance nécessaire à leurs fonctions, le président a décidé de nommer lui-même ses futurs membres et ce à quelques mois des futures échéances électorales. Le porte-parole du département d'Etat américain, Ned Price, a indiqué, mardi 26 avril 2022, lors d'une conférence de presse, que les USA sont extrêmement inquiets de la décision unilatérale prise par le président de la République Kaïs Saïed quant à la restructuration de l'Isie. « Une instance électorale véritablement indépendante est essentielle, compte tenu de son rôle constitutionnel dans le prochain référendum et les élections législatives en Tunisie. Les Etats-Unis ont constamment fait part aux dirigeants tunisiens de l'importance de maintenir l'indépendance des principales institutions démocratiques et d'assurer le retour de la Tunisie à la gouvernance démocratique. Nous restons déterminés à soutenir le peuple tunisien dans sa voie démocratique et renouvelons notre appel à un processus de réforme politique et économique inclusif et transparent avec la société civile, les syndicats et les partis politiques », a assuré le responsable américain. La porte-parole de la délégation de l'Union européenne en Tunisie, Nabila Massrali a considéré pour sa part que la révision de la composition de l'Isie risquait de porter atteinte à son indépendance. Le secrétaire d'Etat américain Antony Blinken est revenu, jeudi 28 avril 2022, sur la situation politique en Tunisie, assurant qu'il avait discuté avec le président de la République, Kaïs Saïed à maintes reprises à propos des situations actuelles.
Ces sorties publiques américaines et européennes ne sont pas du tout du goût de Kaïs Saïed qui y voit une ingérence dans les affaires intérieures de la Tunisie. « De quoi s'inquiètent-ils ? Est-ce que nous avons manifesté nos inquiétudes pour leurs choix ? On a présenté toutes les garanties pour les prochains rendez-vous électoraux, et malgré ça, ils manifestent leurs inquiétudes ! Mais de quoi se mêlent-ils ? » Le président se permet même de ridiculiser ses partenaires qui veulent lui envoyer des experts. « Non, c'est nous qui pouvons vous envoyer des experts. De vrais experts sincères, pas ces faux sachants de la télé qui se présentent comme de grands savants, alors qu'ils n'ont rien à voir avec la science et avec le peuple ! ». Est-ce à dire que Jean Moulin n'est pas un vrai expert ? Kaïs Saïed se rappelle-t-il que c'est lui-même qui a appelé au secours Emmanuel Macron pour lui dépêcher un expert ? Sait-il que ses experts à lui n'ont pas été capables de boucler le budget de 2022 sans aide extérieure ? Une aide dont le versement était planifié pour fin mars et qui n'est toujours pas arrivée, alors qu'on est à la fin du mois d'avril ? Est-il conscient que ces partenaires étrangers qu'il vient de tacler et d'inviter à s'occuper de leurs affaires sont les mêmes avec qui son gouvernement négocie pour obtenir les financements requis ? En s'en prenant aux Américains et aux Européens, Kaïs Saïed sabote son propre gouvernement dans les négociations en cours avec le FMI. Sans l'aval des Américains et des Européens, le FMI ne donnera rien du tout !
Kaïs Saïed devant les caméras est indéniablement différent du Kaïs Saïed qui préside les conseils de ministres et donne sa bénédiction pour aller voir le FMI et les partenaires étrangers pour renflouer ses caisses. En tout état de cause, il ne peut pas « emmerder » les Américains et les Européens, car il a besoin d'eux. Il ne peut pas parler de souveraineté et s'élever contre l'ingérence étrangère, puisque c'est lui-même qui est allé demander secours à ces étrangers. Quand on s'élève contre l'ingérence étrangère, il faut avoir les moyens de sa politique. Or Kaïs Saïed n'a ni les moyens, ni la politique.