Il suffit parfois d'une simple petite phrase pour tout faire chambouler et remettre, sens dessus dessous, tout un pays. Depuis trois jours, les observateurs politiques du monde entier sont en train d'analyser la phrase prononcée au Japon par le président américain Joe Biden à propos de Taïwan. Pour les Tunisiens, cette petite phrase a été prononcée à Rome, hier, lors d'une conférence de presse conjointe entre le président algérien Abdelmajid Tebboune et son homologue italien Sergio Mattarella. « Nous sommes prêts à aider la Tunisie pour sortir de la situation difficile dans laquelle elle a sombré et à retourner à la voie démocratique, tout autant que la Libye voisine », a indiqué M. Tebboune. Surprenant, très surprenant, quand on sait que l'Algérie fait partie des pays les plus réservés et que ce n'est pas du tout dans ses habitudes de lancer des petites phrases assassines. Si Abdelmajid Tebboune a ainsi parlé de la Tunisie et s'est permis de « s'immiscer » dans les affaires intérieures de la Tunisie, c'est qu'il y a quelque chose qui se prépare. La Tunisie est en pleine crise politique avec un président qui s'est accaparé les pleins pouvoirs et s'apprête à changer, tout seul, la constitution du pays. Elle est clairement sortie de la voie démocratique et nombreux sont les pays (occidentaux) à l'affirmer. Ce qu'a dit le président algérien ne pèse rien comparativement à ce qu'ont dit, à plusieurs reprises, le State Department américain ou l'Union européenne. Un député européen s'est même permis de dire que le président tunisien Kaïs Saïed est autiste.
Pourtant, les propos de M. Tebboune ont déclenché une vive polémique en Tunisie. Certains y voient de l'ingérence pure dans les affaires intérieures du pays. C'est le cas du propagandiste Riadh Jrad, éternel louangeur du président, qui a invité les cinquante mille abonnés à sa page Facebook à réagir par rapport à cette ingérence. Pour lui, tous les Tunisiens doivent soutenir le président de la République quand il y a une agression étrangère. Il semblerait que le chroniqueur s'est fait rapidement taper sur les doigts, puisqu'il a rapidement retiré le post de sa page. C'est que du côté du pouvoir tunisien, on cherche à étouffer la déclaration du président algérien. D'habitude impulsif, Kaïs Saïed s'est montré (pour une fois) discret et n'a pas répondu du tac au tac comme il le fait régulièrement contre ses opposants et ses critiques, y compris étrangers. On se rappelle encore comment il a qualifié les agences de notation internationales « d'Ommek Sannefa » quand elles ont eu la mauvaise idée de dégrader la note souveraine de la Tunisie. Aux pays qui voulaient envoyer des observateurs internationaux pour le référendum, il a opposé un niet, en rappelant la souveraineté et l'indépendance de la Tunisie. Curieusement, aussi bien lui que ses multiples défenseurs, ont fait profil bas depuis hier.
Bien que très brève, la phrase du président algérien n'a rien de léger ou de gratuit. Elle sous-entend beaucoup et pèse bien davantage que les communiqués européens et américains réunis. Il y a quatre pays avec lesquels la Tunisie a très peu de marge de manœuvre, à savoir l'Algérie, la France, l'Italie et la Libye. L'ordre des pays n'est pas fortuit. Les observateurs politiques avisés le savent parfaitement et Kaïs Saïed en est conscient. Il ne peut, d'aucune manière, accuser son homologue algérien d'ingérence, lui qui l'a sollicité à de multiples reprises pour l'aider et aider la Tunisie. On se rappelle encore de tous ces dons d'oxygène et de vaccins offerts par la grande sœur. Le dernier date du mois de janvier. On se rappelle surtout de ces 300 millions de dollars prêtés en décembre dernier et qui ont permis d'alimenter le budget de l'Etat afin de régler les salaires des fonctionnaires, comme l'a avoué la ministre des Finances. Jusque-là, Abdelmajid Tebboune a toujours manifesté du soutien à Kaïs Saïed. Il a même fermé les yeux quand ce dernier a plagié une loi algérienne pour pondre son décret contre la spéculation. Il y a à peine un mois, il a déclaré que « l'Algérie est entourée de pays qui ne lui ressemblent pas, à l'exception de la Tunisie ». Qu'est-ce qui l'a fait changer de position ?
La gestion chaotique et despotique de Kaïs Saïed est bien décriée en Tunisie. Qu'on le veuille ou pas, cela a des incidences sur son voisinage dont la stabilité est dépendante de la stabilité de la Tunisie. Or la Tunisie en ce moment est sur des sables mouvants. Outre un large pan de la classe politique, le président s'est mis à dos la puissante centrale syndicale. « L'isolement de Kaïs Saïed » a titré hier le quotidien français Le Figaro. Kaïs Saïed envoie balader les Tunisiens, a titré hier Business News. Ce qui touche la Tunisie, touche forcément l'Algérie et réciproquement. Ceci est également valable avec la France, l'Italie et la Libye. Si Abdelmajid Tebboune s'est permis de casser la légendaire réserve algérienne, c'est que l'on commence à en avoir ras le bol de ce président qui décide seul, sans consulter personne et qui ne prend pas en considération ses propres équilibres nationaux et les équilibres internationaux. Il y a clairement anguille sous roche et le président algérien, tout comme son homologue italien, en savent quelque chose. Qu'est-ce qui se prépare ? Peu d'informations fiables, à vrai dire, mais M. Tebboune nous donne quand même une idée sur la météo qu'il fait en Tunisie. « L'heure de décollage de l'avion approche », a posté cyniquement le député d'Attayar Nabil Hajji. Sous-entendu clair avec la fuite en avion de l'ex président Zine El Abidine Ben Ali. « Analysez bien, comme il faut, sa phrase et vous saurez que les choses vont bouger », a analysé l'avocate et militante Dalila Msaddek après avoir souligné que le président algérien n'a pas dit qu'il va aider le gouvernement ou le président, n'a pas dit qu'il va aider diplomatiquement ou financièrement, il a bien dit « nous allons aider la Tunisie à retrouver la démocratie ». Déjà isolé en Tunisie, Kaïs Saïed a été averti par les Américains et les Européens. Emmanuel Macron lui a bien conseillé de retrouver la voie démocratique. Est-il maintenant lâché par les Algériens ? La phrase épique de M. Tebboune va résonner encore longtemps dans les oreilles des démocrates tunisiens.