Un verdict glaçant vient de tomber aujourd'hui contre le journaliste Khalifa Guesmi, condamné en appel à cinq ans de prison à cause d'un article journalistique. Le jugement en première instance était plus clément. Le journaliste de Mosaïque Fm faisait initialement face à un an de prison ferme, et voilà que le juge de la Cour d'appel vient alourdir sa peine à cinq ans de prison.
Derrière ce jugement pour le moins étonnant, un article traitant de l'arrestation de personnes soupçonnées de terrorisme à Kairouan. Lors de son audition, le journaliste n'a fait que respecter une règle très simple qu'on nous enseigne dès les premiers jours de notre formation en journalisme : toujours protéger ses sources. Le juge a tranché et ce b.a.-ba du travail journalistique lui a valu une privation de liberté abusive de cinq ans. Alors que d'habitude, la cour d'appel allège les peines prononcées en première instance, surtout si elles sont abusives, dans ce cas-là, elle décide d'alourdir la peine et, même, de recourir à la peine maximale. Autant le premier verdict était choquant, autant le deuxième est incompréhensible. Il s'agit, en effet, de la peine la plus lourde jamais prononcée contre un journaliste en Tunisie postindépendance.
Difficile de ne pas voir dans ce jugement scandaleux une cabale contre les journalistes. En effet, à l'heure actuelle, une vingtaine de journalistes sont poursuivis notamment par le décret-loi n° 54, simplement pour avoir fait leur travail. Décret 54, loi anti-terroriste, code pénal… un arsenal juridique bien large est utilisé contre les journalistes dont le travail est, pourtant, régi par les simples décrets-lois n°115 et 116. Le but étant de les empêcher de faire leur travail convenablement. Face à ce métier difficile qui vous propulse au cœur des tensions, des clivages et des différends politiques, le pouvoir a tranché. Ce sera eux le bouc émissaire. Bouc émissaire de leur propre incompétence et de leur propre échec. Nous ne blâmerons évidemment pas le seul pouvoir actuel. Il serait plus honnête de reconnaitre que la précarité et la fragilité du travail journalistique d'aujourd'hui, ainsi que les menaces qui pèsent sur les journalistes, ne sont qu'un cumul de plusieurs années de tensions de la part, non d'un gouvernement, mais de plusieurs qui se sont succédé. Des pouvoirs qui n'avaient absolument pas intérêt à ce que la presse prospère, à ce qu'elle devienne une usine à scoops, à enquêtes et à productions sérieuses et, surtout, crédibles. Diabolisez la bête, vous pourrez vous prémunir contre ses attaques à chaque fois qu'elle dénoncera vos bourdes, cafouillages ou mauvaise-foi.
Après des années de diabolisation, l'intimidation envers les journalistes est devenue une politique d'Etat. La cabale contre les journalises attise de plus en plus l'approbation populaire face à un discours politique basé sur le complot, les mensonges et les manipulations. Dans le contexte actuel, aucun débat ne semble en effet échapper à une polarisation tendue et agressive. En commentaires de l'info, des citoyens s'extasient : « et alors si la peine maximale est prononcée ? » ; « est-ce que le juge aurait dû être clément uniquement car il s'agit d'un journaliste ? » ; « cet homme espionne son propre pays, il mérite la prison ! »… font partie des commentaires qu'on peut lire sur la toile. Je vous épargne évidemment les : « vous serez les prochains » ou « bien fait pour lui » qui pullulent sur la toile. C'est comme si on s'extasiait de voir un médecin condamné pour avoir soigné un criminel ou un avocat jugé pour avoir défendu un coupable.
Pour ceux qui l'ignorent, l'article de Khalifa Guesmi date d'il y a deux ans et évoque une opération sécuritaire réussie qui a permis de capturer des éléments terroristes. Le journaliste n'a ni saboté une opération en cours, ni porté préjudice à l'institution sécuritaire, bien au contraire. Le sécuritaire qui a donné l'information à un journaliste afin de communiquer les succès sécuritaires, est, lui, condamné à dix ans de prison. Il s'agit également de la peine maximale. Difficile de voir ou de comprendre l'existence d'une mauvaise foi chez l'un des deux condamnés dans cette affaire… Mais Khalifa Guesmi n'est pas la seule victime dans ce jugement abusif. Le colonnel qui lui a donné l'information l'est tout autant. Imaginez un colonnel de l'armée, ayant à son actif des années d'opérations réussies en matière de lutte contre le terrorisme, et qui voit tout s'effondrer pour avoir donné une information à un journaliste ? Quand bien même il aurait fait du zèle en communiquant sur une opération en cours et n'aurait pas été suffisamment prudent en s'empressant de rendre public un succès sécuritaire ? Quel message veut-on donner à l'institution sécuritaire ? Une sanction administrative n'aurait-elle pas été suffisante ? Quel message aux générations futures, qu'on voudra éduquer avec des valeurs de patriotisme et de dur labeur ?
Il devient difficile de s'y retrouver face à un Etat qui brouille les évidences. Où les véritables terroristes ne sont pas qualifiés comme tel, où les opposants politiques sont accusés de terrorisme et où les journalistes sont emprisonnés. Le bon sens et les priorités changent de camp et se retrouvent perdues en faveur d'un pouvoir qui perd sa boussole.
Soutien absolu avec Khalifa Guesmi et avec tous ces confrères et consœurs menacés dans leur travail.