Le ministre de l'Intérieur ne veut plus des reportages micros-trottoirs réalisés par les médias audiovisuels sous prétexte qu'ils ternissent l'image de la Tunisie. S'il avait confiance en son travail et en lui, il n'aurait jamais cherché à cacher la poussière sous le tapis. Le régime de Kaïs Saïed est de plus en plus fragile et ça se voit. Les micros-trottoirs, une technique journalistique des plus ordinaires très souvent léguée aux journalistes juniors à leur première année d'activité. La technique a beau être des plus vieilles, Kamel Feki, ministre de l'Intérieur n'en veut plus. Interrogé mardi 19 mars sur la rumeur de l'interdiction des autorisations accordées aux médias désirant enregistrer des micros-trottoirs, il a répondu : « Nous devons mettre fin aux phénomènes touchant à l'image de la société tunisienne, à la culture des Tunisiens et qui nuisent à l'image de la société tunisienne devant les nations et les jeunes qui suivent les réseaux sociaux ». La réponse du ministre aux moustaches staliniennes est digne de l'ère soviétique. À ses yeux, les médias sont là pour redorer le blason, faire de la propagande et parler des trains qui arrivent à l'heure. Exactement comme font les médias publics depuis le putsch du 25 juillet 2021. Tout ce qui dépasse ces clous mérite la censure, aux yeux du ministre. Ce discours était bien audible au mitan du XXe siècle. À la troisième décade du XXIe, à l'heure des réseaux sociaux et des « live », pareilles réflexions font rire. Ou pleurer quand elles émanent d'un ministre titulaire d'un portefeuille de souveraineté. L'anachronisme de M. Feki, tout comme son président Kaïs Saïed, n'étonne guère cependant. Leurs montres se sont arrêtées aux années 1970, bien avant la chute du mur de Berlin et la dissolution de l'URSS.
Réagissant à ce qui est, de toute évidence, une grosse bêtise politique, le juge Omar Wesleti a publié une longue publication sur sa page Facebook jeudi 21 mars au petit matin : « L'interdiction du micro-trottoir est contraire à la constitution qui interdit clairement tout contrôle sur la liberté d'expression. L'article 37 de la constitution énonce que la liberté d'opinion, de pensée, d'expression, des médias et publication est garantie et il n'est pas autorisé à exercer tout contrôle préalable de ces libertés. » Kamel Feki justifie sa décision liberticide par des questions d'image de la société tunisienne devant les nations, comme si les médias étaient responsables de cette image. Il révèle, tout simplement son complexe du colonisé, car un véritable homme politique n'a pas à se préoccuper d'une telle considération. Seules comptent la réalité de terrain et son image aux yeux des contribuables qui paient son salaire. Il suffirait que lui, en tant que ministre, fasse bien son travail pour que les médias aient une bonne image à relayer. Sauf que ce n'est pas le cas. Kamel Feki, tout comme l'écrasante majorité de ses collègues au gouvernement, sont loin, très loin, de bien faire leur travail. L'inflation, les pénuries, le chômage, la très faible croissance, l'autoritarisme du régime et les multiples injustices qu'il impose font qu'il y a une grogne généralisée et c'est le devoir des médias de relayer cette grogne. Leur devoir, aussi, est de relayer ce qui intéresse le public et non ce qui intéresse le régime. Enfin, il est bon de rappeler au ministre (et à un certain public) une évidence. Les médias sont les miroirs de la société dans laquelle ils évoluent. En cherchant à casser ou à déformer ce miroir, Kamel Feki ne changera absolument rien à la réalité, il ne fera que « cacher le soleil par un tamis », comme le dit un célèbre proverbe tunisien. Après avoir mis au pas les médias publics, devenus totalement propagandistes depuis un certain temps, le régime de Kaïs Saïed tente de faire pareil avec les médias privés. Que la décision soit contraire à l'article 37 de la constitution et aux règles universelles en la matière ne le dérange guère, il a l'habitude de violer les libertés et la constitution, y compris celle de 2022 que Kaïs Saïed a rédigé tout seul dans sa tour d'ivoire de Carthage.
Face à la polémique, et malgré la gravité de la déclaration, le syndicat national des journalistes tunisiens s'est fendu d'un communiqué assez mou se limitant à rappeler les normes universelles et la législation tunisienne en la matière. Il a souligné que les exceptions prévues dans les textes législatifs actuels, telles que les tournages dans les salles d'audience, les zones militaires fermées, les tournages à l'intérieur des ports et les licences imposées aux tournages cinématographiques, dramatiques et aériens, ne devraient pas être élargies mais revues pour aller dans le sens de la liberté et non de la restriction. Les pages Facebook proches du régime et les différents chroniqueurs habitués à le défendre en toutes circonstances sont montés au front pour rappeler les différentes dérives des médias et des réseaux sociaux, les fake news et les manipulations opérées par certains. Certes, c'est indéniable, il y a eu plein d'écarts et de violations de la déontologie par plusieurs médias. Quant aux réseaux sociaux, ils sont un véritable panier à crabes. Sauf que ce gros problème n'est pas exclusif à la société tunisienne, il est universel et tous les pays travaillent à lutter contre ce phénomène. Dernièrement, la Tunisie a adopté la convention de Budapest relative à la cybercriminalité. En tout état de cause, il n'a rien à voir avec les micros-trottoirs, les aficionados de Kaïs Saïed et avocats autoproclamés de Kamel Feki cherchent à créer un amalgame qui n'a pas lieu d'être. « Quant à la protection des droits d'autrui, de l'ordre public, de la sécurité nationale, des bonnes mœurs et de la santé publique, la loi est là pour les protéger à travers des procédures simplifiées et rapides déjà existantes et prévues par le décret-loi 115, qui criminalise explicitement toute violation des droits publics. Il ne faut pas interdire, il faut préserver la liberté d'expression en tant qu'un des droits de l'homme sans aucune restriction administrative complexe », réplique le juge Omar Wesleti.
À vrai dire, le régime de Kaïs Saïed est à mille lieues de ces considérations un peu trop scientifiques. Le régime est bien plus terre-à-terre. Il sait qu'il a failli dans sa mission et dans tous les projets qu'il a annoncés. Après près de cinq ans de pouvoir et près de trois ans de pouvoir absolu, Kaïs Saïed ne peut se prévaloir d'aucune réalisation en bonne et due forme. Les échecs cuisants des élections qu'il a organisées lui ont prouvé qu'il n'a pas l'adhésion de la majorité du peuple. Il y a certainement des rapports des renseignements généraux et autres services spécialisés qui lui remontent, quotidiennement, la grogne sous-jacente du peuple qui en a marre des belles paroles, des vagues promesses et des sempiternels boucs-émissaires. Bien fragilisé par des faits irréfutables et l'absence de toute réalisation à faire valoir, le régime de Kaïs Saïed tente de faire taire les quelques médias qui font encore leur devoir, et ce après avoir intimidé les instituts de sondage qui ne relaient plus du tout les taux de popularité du président et du régime. En dépit de ses dénégations, ce dernier se sait fragile, mais il refuse de le voir dans le miroir. Il sait qu'il y a une grogne généralisée et il craint que l'opposition (majoritairement jetée en prison) et les médias indépendants (harcelés judiciairement) montent en épingle cette grogne et la transforment en colère. Il craint d'être dégagé comme 100% de ses prédécesseurs. Le régime est tellement fragile qu'il ne craint plus seulement les voix opposantes, il craint carrément les micros-trottoirs réalisés par des journalistes junior.