L'année 2024 s'achève et la situation des Tunisiens ne semble pas vraiment meilleure qu'en 2023. La liste des prisonniers politiques s'est allongée, l'inflation a dépassé plus d'une fois les 10 %, voire même les 35 % pour certaines denrées, et la croissance est à 0 %. Autre fait saillant de 2024 : la réélection de Kaïs Saïed avec le score soviétique de 90,69 % lors d'un scrutin controversé dont on ne peut pas douter de l'intégrité, puisque l'instance électorale traduit en justice tous ceux qui la contredisent.
Les forces vives dans la tourmente Par corps de métiers, les médecins et les avocats ont eu droit en 2024 à des contrôles fiscaux ciblés, les grossistes ont été assimilés à des spéculateurs, les agriculteurs ont dû brader leurs marchandises, les cueilleurs d'olives ont dû chômer et les propriétaires d'oliviers ont dû vendre à perte. Les commerçants subissent de plein fouet la faible croissance et la régression du pouvoir d'achat de leur clientèle, les enseignants vacataires n'ont toujours pas été titularisés (malgré les promesses présidentielles fermes) et les pharmaciens ont joué aux bras de fer pour être payés par l'assurance maladie. Quant aux syndicats, ouvriers comme patronaux, ils se sont cachés sous le lit, tremblant de peur que la machine répressive les atteigne. En bref, pour les forces vives du pays, 2024 aura été une année à oublier au plus vite.
La dépénalisation des chèques sans provision : un cadeau aux escrocs Ce sinistre tableau n'englobe pas tout le monde. Il y a trois catégories de la population qui s'en sont bien tirées en 2024, réussissant à obtenir ce qu'elles voulaient. Il s'agit des escrocs, des contrebandiers et des commerçants informels. Ces trois catégories représenteraient quelque 50 % du PIB du pays et devraient remercier Kaïs Saïed matin, midi et soir d'avoir fait de 2024 la meilleure année de leur existence. Pour les escrocs, leur grand cadeau a été la dépénalisation des chèques sans provision. Ils ont fait un lobbying intense en 2023 et en 2024 pour qu'une nouvelle loi voie le jour. À leur tête, des pages Facebook réputées et autoproclamées proches de Kaïs Saïed ont mené un harcèlement numérique 7 jours sur 7 pour que le ministère de la Justice dépose un projet de loi dépénalisant les chèques en bois, sous prétexte que l'emprisonnement des émetteurs ne résoudrait aucun problème. Le projet de loi a été rédigé, validé par le président de la République et adopté par la chambre d'enregistrement du Bardo. Alléluia ! Les escrocs peuvent dormir tranquilles : ils n'iront pas en prison de sitôt.
Pour l'Histoire, cette loi a été adoptée sur la base d'un mensonge grossier, celui de l'emprisonnement systématique des émetteurs de chèques en bois, présumés être des milliers. En réalité, comme l'a souligné la ministre de la Justice, il n'y avait que 524 prisonniers pour chèques en bois. De plus, n'importe quel avocat ou juge peut certifier que l'émetteur d'un chèque sans provision n'entre en prison qu'après un délai minimum de deux ans, délai pendant lequel il peut régulariser sa situation et échapper à toute poursuite judiciaire. Enfin, un peu partout dans le monde, l'émetteur d'un chèque en bois est assimilé à un escroc. La raison est toute simple : quand une personne signe un chèque, c'est qu'elle dispose théoriquement du montant nécessaire. En cas de défaut de provision, il s'agit d'une escroquerie. En Tunisie, cet outil de paiement à vue a été transformé en outil de crédit. Soit ! Acceptons cette transformation tunisienne. Comment qualifier une personne qui s'engage à payer un montant sur un certain nombre de mois, mais qui ne tient pas parole et ne règle pas sa situation au bout de deux ans de procédures judiciaires durant lesquelles les juges lui offrent l'occasion de payer ses dettes ? Selon les législateurs de la planète entière, ce sont des escrocs ; selon les lobbyistes proches du président, ce sont des victimes qui ne méritent en aucun cas la prison. Résultat : toute l'économie est chamboulée et les commerçants comme les clients sont désappointés.
La traçabilité sacrifiée : une victoire pour les contrebandiers et les informels Deuxième et troisième catégories à sortir gagnantes de l'année 2024 : les contrebandiers et les commerçants informels. La Tunisie avait adopté une loi visant à démonétiser progressivement son économie, interdisant toute transaction en espèces supérieure à cinq mille dinars et imposant le recours aux systèmes modernes de paiement. Cette démonétisation aurait permis de rendre les transactions traçables pour l'administration fiscale et d'améliorer la lutte contre le blanchiment d'argent. Sauf qu'en Tunisie, on en sait mieux que les pays développés et leurs expériences réussies de plusieurs décennies. Contrebandiers et commerçants informels tenaient à leurs liquidités, sans lesquelles ils ne pouvaient rien blanchir. Après un lobbying intense (passant entre autres par les mêmes pages dites proches du président), ils ont réussi à faire abroger la loi sur les plafonds en espèces en octobre dernier. Désormais, tout quidam peut circuler avec la somme de son choix. Exit la traçabilité et la lutte contre la corruption et le blanchiment d'argent ! Certains diront que la Tunisie n'était pas prête pour une telle loi, car l'économie était essentiellement basée sur l'argent liquide. Ceci est peut-être vrai, mais n'était-il pas temps de dématérialiser cette économie archaïque ? Partout dans le monde, y compris dans des pays africains et asiatiques nettement moins développés que la Tunisie, les transactions ne se font qu'avec des cartes de crédit et des téléphones mobiles. Certes, le système bancaire est assez archaïque. Certes, nos banques sont très sélectives pour le recrutement de nouveaux clients. Certes, les plafonds des transactions par mobile sont trop bas (cinq ou dix mille dinars). Certes, leurs commissions sont également trop élevées (en témoignent leurs dividendes de fin d'année), tout comme celles des transactions par carte bancaire. Mais au lieu de pousser le système bancaire à jouer le jeu et à démocratiser l'accès à la banque et aux transactions modernes, le régime de Kaïs Saïed a préféré reculer de quelques siècles en favorisant de nouveau les espèces. Il ouvre ainsi une autoroute à cinq voies pour les commerçants informels et les contrebandiers.
Une politique fiscale incohérente Pour couronner le tout, la Loi de finances 2025 a alourdi les impôts pour plusieurs catégories de la population, notamment celles qui produisent et gagnent le plus. D'un côté, le régime de Kaïs Saïed clame mener une guerre de libération nationale contre la corruption et le blanchiment d'argent ; de l'autre, il facilite la vie de ceux qui échappent aux filets de l'Etat. Pire, il pénalise ceux qui ont une comptabilité transparente et traçable. En bref, 2024 a été calamiteuse pour les honnêtes citoyens lambda et bénéfique pour les escrocs des chèques, les contrebandiers et les commerçants informels. Elle n'est pas belle la vie sous Kaïs Saïed ? Plus tu es malfaisant, mieux tu es vu. Plus tu es honnête, plus tu es ciblé. Joyeuse année 2025 à tous, sauf aux fraudeurs de tous genres !