La visite de David Lammy en Tunisie fait couler de l'encre, et pour cause. Le secrétaire d'Etat britannique est venu proposer des clopinettes à la Tunisie pour qu'elle surveille mieux ses frontières et garde chez elle les Subsahariens. Le regard impérialiste britannique est juste humiliant. C'est une image que tous ceux qui sont entrés dans une boutique de souvenirs au Royaume-Uni au début des années 2000 connaissent. Dans ces boutiques, on vendait plusieurs babioles pour touristes, dont des rouleaux de papier toilette. Sur ces papiers, on voyait la tête de Tony Blair, Premier ministre de l'époque, dans le corps d'un chien léchant les pieds de l'oncle Sam. Dans une autre variante, M. Blair léchait les chaussures de George W. Bush, ex-président des USA. L'image reste dans les mémoires, car elle représente à merveille jusqu'où peut aller la liberté d'expression, mais aussi parce qu'elle illustre la soumission totale du Premier ministre, et donc du Royaume-Uni, aux Etats-Unis.
Plus de vingt ans après, l'image demeure pertinente. Les Etats-Unis font ce qu'ils veulent et le Royaume-Uni suit en silence. On a pu le constater il y a à peine quelques jours quand Donald Trump, à l'occasion de son investiture en tant que 47e président des Etats-Unis, a annoncé sa volonté d'acheter, même par la force, le Groenland, territoire autonome du Danemark. Le Danemark – membre à part entière de l'Union européenne depuis 1973 et un des plus proches voisins du Royaume-Uni – est menacé dans son territoire, et il n'y a absolument eu aucune réaction de Londres. Face aux Etats-Unis, le Royaume-Uni se comporte comme un suiveur obéissant, mais lorsqu'il s'agit de pays du Sud ou de la Russie, il se prend pour une puissance impérialiste, distribuant ordres et miettes aux plus soumis et aux plus disciplinés.
David Lammy en Tunisie : une posture impérialiste assumée C'est dans cette posture impérialiste que s'est inscrit David Lammy, secrétaire d'Etat britannique aux Affaires étrangères, lors de sa brève visite en Tunisie, vendredi 31 janvier. Il a eu des entretiens notamment avec le président de la République et le ministre de l'Intérieur. À la suite de cette visite, son département a publié un communiqué et une vidéo qui ont suscité une grande indignation en Tunisie. L'objet de la visite, selon le communiqué, est d'annoncer un financement de cinq millions de livres sterling (moins de vingt millions de dinars) pour soutenir des programmes d'éducation destinés à réduire les flux migratoires vers le Royaume-Uni. L'objectif est de rendre les migrants potentiels plus employables dans leurs pays d'origine, espérant ainsi dissuader ceux qui songent à traverser la Manche. La vidéo présente en images un récapitulatif de l'aide accordée à la Tunisie pour lutter contre la migration clandestine à travers la surveillance des frontières maritimes. On y voit M. Lammy avec des jumelles (dans une posture rappelant celle du chef suprême nord-coréen Kim Jong-un), observant des drones et de petits bateaux pouvant servir aux garde-frontières maritimes. Lors de sa rencontre avec le président de la République, M. Lammy a invité Kaïs Saïed à venir donner une conférence à Oxford, comme signe de gratification. Sachant qu'il n'a aucune autorité sur la prestigieuse université pour lui imposer des conférenciers, il ne se doutait pas que Kaïs Saïed n'avait rien à faire d'Oxford et ne savait même pas où elle se trouvait.
Une aide dérisoire et des réactions cinglantes Le communiqué et la vidéo passent mal. Les réactions ont été nombreuses, aussi bien du côté des Tunisiens que des binationaux et autres amis du Royaume-Uni. L'ancien journaliste de la BBC, Maher Abderrahman, réputé pour sa mesure et qui connaît très bien Londres, rappelle que l'aide accordée n'achèterait même pas un appartement à Londres. Plusieurs autres rappellent que les salaires des footballeurs sont nettement plus élevés que cette somme. Enfin, une bonne majorité souligne que le secrétaire d'Etat est lui-même d'origine étrangère et porte carrément la nationalité guyanaise. « La distance entre l'Afrique et Gibraltar est de treize kilomètres, alors que la distance entre la Guyane et le Royaume-Uni est de 7.172 kilomètres. Les Africains sont plus proches du Royaume-Uni que David Lammy », observe l'influenceur Mehrez Belhassen (alias Big Trap Boy). Au-delà des réactions tunisiennes – unanimes pour une fois, aussi bien du côté des soutiens de Kaïs Saïed que de ses plus virulents critiques –, c'est le regard du Royaume-Uni sur la Tunisie qui choque. Le pays de Charles III considère la Tunisie comme un simple garde-frontière de l'Europe. Un vigile !
Le précédent européen et l'attitude britannique Ce n'est pas une première. On a déjà vu un précédent avec Giorgia Meloni et Ursula von der Leyen. Sauf que ces dernières ont non seulement mis les formes, mais elles ont également mis le paquet, intégrant la surveillance des frontières dans un large programme de coopération. David Lammy, lui, est venu proposer des clopinettes, comme si la Tunisie quémandait l'aumône et était encore une colonie de son empire. La Tunisie est indépendante depuis 1956 et le Royaume-Uni n'est plus un empire. Il est souvent considéré comme une dépendance des Etats-Unis, et ce, par ses propres médias et ressortissants. Alors que 100% des Britanniques sont considérés comme des sujets de Sa Majesté Charles III, les Tunisiens se considèrent comme libres et ne sont les sujets de personne. Ils ont un nif.
Un manque flagrant de diplomatie David Lammy renvoie l'image d'un pays schizophrène : toutou devant les Etats-Unis, lion devant les pays du Sud. Et ceci est inacceptable. Mais il reflète aussi l'image de quelqu'un qui ignore ce qu'est la diplomatie et qui n'a pas bien préparé ses dossiers. S'il s'était informé avant de venir à Carthage, il aurait su que la Tunisie refuse de jouer les garde-frontières de la Méditerranée et encore moins de la Manche. Ceci a été dit et répété des dizaines de fois par le président de la République. Quelques jours avant la visite de M. Lammy, le 21 janvier, le porte-parole de la Garde nationale, Houssemeddine Jebabli, a rappelé sur les ondes de Radio nationale (publique) que la Tunisie est un Etat souverain et ne saurait être un garde-frontière. Avec sa vidéo et ses jumelles, David Lammy a démontré qu'il est néophyte en communication. Avec son aumône que personne ne lui a demandée, il a démontré qu'il ne maîtrise pas la diplomatie. Avec sa demande à la Tunisie, il a démontré qu'il ne maîtrise pas la politique.