Une vidéo a récemment circulé sur les réseaux sociaux tunisiens. On y voit un homme, téléphone posé dans sa voiture, filmer avec fierté ce qu'il considère comme un « coup de filet » : la remise de migrants subsahariens aux autorités. Ce n'est pas une blague de mauvais goût. Ce n'est pas une fiction dystopique. C'est un fait. Et c'est une gifle. Il a posé son téléphone dans la voiture, l'objectif pointé sur lui et son « prisonnier ». Au volant, il conduit sans hâte, un regard concentré sur la route, comme s'il accomplissait une mission patriotique. Pourtant, la violence imprègne chaque seconde de cette vidéo. Elle est dans le ton, dans la légèreté, dans la joie mesquine, presque enfantine, qu'il manifeste en annonçant le « fruit de sa chasse ». « J'ai déjà livré deux. Voilà un wahid de plus ». Le mot résonne. Petit. Réduit. Infantile. Pas un « homme », ni une « personne ». Non, juste un wahid, comme on dirait un objet, une pièce, une unité, un déchet ramassé sur le chemin.
Quand la banalisation remplace l'indignation Ce qui choque le plus, ce n'est pas la scène en soi. Ce qui est le plus choquant, c'est que cette scène n'ait pas choqué tout le monde. Au contraire, elle a fait sourire certains. Elle a été partagée, likée, commentée avec des émojis de pouces levés, des applaudissements, des « bravo khouya », comme si cette mascarade était un acte de bravoure. Comme si nous assistions à une comédie et non à la banalisation d'une chasse à l'homme. Il ne s'agissait pas d'un simple citoyen. C'était le symptôme d'une dérive collective : celle qui nous fait croire que livrer des êtres humains à la police n'est plus grave, à condition qu'ils ne nous ressemblent pas. Tant que leur peau est plus foncée. Tant que leur langue est étrangère. Tant qu'ils sont seuls, pauvres, vulnérables, et silencieux. Mais que raconte cette vidéo au fond ? Elle ne parle pas seulement de racisme. Elle ne parle pas uniquement de xénophobie. Elle parle de cette jouissance perverse de l'exercice d'un petit pouvoir sur un plus faible que soi. Ce pouvoir d'abattre quelqu'un. De le livrer. De le désigner. Et pire encore : d'en être fier.
Le reflet d'un effondrement moral Nous vivons à une époque où l'humiliation devient spectacle. Où l'on brandit la souffrance d'autrui comme trophée. Où filmer un migrant menotté ou à genoux devient, pour certains, une occasion de récolter des likes, du capital social, une illusion de supériorité. Ce n'est pas une dérive personnelle. C'est un effondrement moral collectif. Parce que lorsqu'un individu se permet de filmer un acte de délation, de le commenter avec enthousiasme, de le publier, et que rien – ou presque – ne lui rappelle que cela est inacceptable, c'est qu'il y a quelque chose de pourri dans notre espace commun. Dans notre imaginaire collectif. Ce n'est pas une question de loi. C'est une question de regard. De dignité. De ce qu'on accepte de montrer. De ce qu'on laisse faire. De ce qu'on transforme en divertissement. Et à ceux qui diront : « Mais ils sont en situation irrégulière », je répondrai simplement : l'irrégularité n'efface pas l'humanité. L'irrégularité ne justifie ni le mépris, ni la chasse à l'homme amateur, ni la jouissance de filmer l'humiliation. Ceux qui fuient la guerre, la faim, l'instabilité, les persécutions, ne devraient pas finir dans le téléphone d'un passant, fier de son « coup du jour ». Alors non, ce n'était pas un héros. Et ce n'était pas un acte anodin. C'était une blessure infligée à l'idée même d'humanité. Et cette blessure porte notre silence comme complice. Peut-être que dans cette scène, le seul à avoir gardé sa dignité, c'est ce wahid. Ce wahid. Ce trop. Ce migrant fatigué. Peut-être qu'il était le seul à marcher encore debout, même à genoux. Et les autres, debout mais éteints, avaient déjà oublié ce que cela signifiait : être humain. *Journaliste