Les déboires judiciaires de Maher Chaâbane ne cessent de s'accumuler. Faisant l'objet de plusieurs mandats de dépôt, en plus d'une condamnation de deux ans de prison, cet homme d'affaires sulfureux a provoqué la chute de plusieurs hauts dirigeants, notamment dans la STB ainsi que celle de l'ancienne maire de La Goulette. Décembre 2019, Maher Chaâbane était sacré « Homme d'affaires de l'année » par le magazine Entreprises, qui s'interrogeait pompeusement en février de la même année : « Pourquoi tout lui réussit ? ». Mais si certaines publications lui dressaient des éloges, la justice, elle, ne partageait pas le même avis. Ces dernières années, plusieurs juges ont émis des mandats de dépôt à son encontre et ont systématiquement rejeté ses demandes de libération, y compris la plus récente, refusée la semaine dernière.
Un parcours impressionnant et une ascension fulgurante Sa notoriété dans le monde des affaires repose sur ses nombreux investissements dans des secteurs stratégiques : immobilier, tourisme, santé, industrie et commerce. Tout commence pour lui dans les années 1990 avec des marchés publics juteux dans le secteur de la construction. « En moins de trois décennies, le groupe Chaâbane a édifié des hôpitaux, des cliniques, des villages touristiques, des campus universitaires, des logements sociaux et des hôtels. L'édification de la faculté de médecine de Tunis et du village méditerranéen sont quelques-unes des preuves de son succès », écrit le journal en ligne spécialisé, Destination Tunisie. Son empire comprend les plus grands centres commerciaux de Tunis, Tunisia Mall I et II, et des projets ambitieux, actuellement à l'arrêt, pour des malls à Cité Ennasr et Sfax, avec des investissements de plusieurs dizaines de millions de dinars. Il détient également des établissements hôteliers de prestige, tels que l'Avani aux Berges du Lac. Il est derrière le Mercure Tunis aux Berges du Lac et possède le projet « Tunisia Mall Gammarth – ADAM », qui comprend un hôtel de 500 lits et une trentaine de villas. Outre l'immobilier, la promotion immobilière et l'industrie du béton, le groupe Chaâbane s'est diversifié dans le commerce et la santé. Il est propriétaire de la grande surface de bricolage Teemy's à La Soukra et de la clinique Myron aux Berges du Lac, un établissement de 110 lits spécialisé en chirurgie esthétique. Son groupe éponyme est aussi présent dans l'automobile en étant actionnaire à plus de 41% de la Société tunisienne d'automobiles (cotée en bourse), concessionnaire de la marque chinoise Chery. L'homme s'est également essayé à la politique en se rapprochant du parti Nidaa Tounes et de Hafedh Caïd Essebsi. Il avait été candidat aux élections législatives de 2019 sous cette bannière mais n'a pas réussi à se faire élire. Mais son empire n'est pas exempt de controverses. Il détient l'entreprise exploitant la fourrière des Berges du Lac, une société décriée pour ses abus répétés. Ce marché public, attribué par la mairie de La Goulette, est à l'origine de l'incarcération de l'ancienne maire et de l'un des nombreux mandats de dépôt visant l'homme d'affaires.
Des accusations lourdes et une cascade d'interpellations Comment un homme à la tête d'un tel groupe, employant des centaines de personnes, se retrouve-t-il derrière les barreaux ? Le 14 février 2025, la chambre d'accusation de la Cour d'appel de Tunis a rejeté une nouvelle demande de libération de Maher Chaâbane et a décidé de le renvoyer devant la chambre criminelle spécialisée dans les affaires de corruption financière au tribunal de première instance de Tunis. Il devra y répondre de plusieurs chefs d'accusation, dont : Constitution d'une bande criminelle ; Adhésion à un groupement en vue d'attenter aux biens et aux personnes ; Abus de fonction par un agent public pour obtenir un avantage indu ; Préjudice causé à l'administration ; Violation des règlements en vigueur ; Corruption active et passive ; Falsification et usage de faux documents. Dans le cadre de cette affaire, le pôle judiciaire économique et financier a également ordonné l'arrestation de deux directeurs de la banque publique STB, accusés d'avoir octroyé des prêts de plus de 240 millions de dinars à Maher Chaâbane sans garanties réelles. Un ancien directeur général de la STB et un directeur régional sont aussi impliqués mais restent en liberté sous contrôle judiciaire. D'autres cadres bancaires, d'anciens chargés de mission ministériels et un expert judiciaire font également l'objet d'une interdiction de quitter le territoire.
La manipulation du bien confisqué de Sakher El Materi En parallèle, Maher Chaâbane est incarcéré pour une autre affaire instruite par le pôle judiciaire financier, portant sur des soupçons de corruption dans la gestion de biens confisqués. Il a également été condamné en juin dernier à deux ans de prison pour des accusations liées à la formation de gains à l'étranger et à la non-restitution de produits d'exportation à l'étranger. Mais l'un des dossiers les plus lourds le concernant est celui relatif à l'acquisition, qualifiée de frauduleuse, d'un bien confisqué à Hammamet. Selon l'Unité nationale de recherche sur les crimes financiers complexes d'El Gorjani, Maher Chaâbane a acheté cette propriété pour 4 millions de dinars avant de la revendre, moins de deux ans plus tard, pour plus de 24 millions de dinars. Trois experts judiciaires, ayant évalué le bien à seulement 4 millions de dinars, ont été interdits de quitter le territoire. Les faits de l'affaire révèlent que cette propriété appartenait à Sakher El Materi, gendre de l'ex-président Zine El Abidine Ben Ali. La première expertise avait estimé sa valeur à 11 millions de dinars, mais une seconde expertise l'a évaluée à seulement 3,9 millions de dinars, prix de départ aux enchères. Cette différence notable a soulevé des soupçons de manipulation et a conduit à l'ouverture d'une enquête pour falsification d'évaluation et détournement d'actifs confisqués.
Une chute spectaculaire Maher Chaâbane, autrefois célébré comme un symbole de réussite, est aujourd'hui au centre d'un scandale financier aux ramifications multiples. Ses déboires judiciaires ont entraîné des arrestations en cascade dans les milieux bancaires et politiques, révélant un système de corruption profondément ancré. Si la justice poursuit ses investigations, l'affaire Maher Chaâbane illustre une fois de plus l'ampleur des dérives financières en Tunisie et la difficulté des autorités à endiguer ces pratiques. Ces dérives, si elles sont prouvées, justifient-elles la chute d'un empire ? Que gagnerait l'Etat en laissant Maher Chaâbane derrière les barreaux avec tous ses chantiers à l'arrêt et le chômage, partiel, de centaines de ses salariés ? Conscient de la problématique, le président de la République a créé en 2022 une commission de réconciliation chargée justement de traiter ce type de dossiers et de trouver un arrangement avec les hommes d'affaires prétendument corrompus. Assurément, Maher Chaâbane en fait partie. Il lui suffirait d'allonger le montant global des biens qu'il aurait dérobé pour être libéré. Tout le problème est dans la fixation de ce montant. « Ils ont proposé des clopinettes, alors qu'ils ont dérobé des milliards », a dit plus d'une fois le chef de l'Etat, jusqu'à la semaine dernière. Le souci est que la commission de réconciliation a vu passer deux présidents (tous deux magistrats) sans aboutir à un résultat concret. Aujourd'hui, la commission n'a pas de président et les dizaines d'hommes d'affaires, supposément véreux, croupissent en prison. En somme, c'est une partie où tout le monde est perdant. Ni l'Etat n'a récupéré ses biens soi-disant dérobés, ni les hommes d'affaires n'ont retrouvé leur liberté et leurs affaires.