Le ministère de la Santé vient de lancer une campagne de sensibilisation contre l'obésité. Bonne idée sur le papier. Mais derrière les slogans sur l'alimentation équilibrée et l'activité physique, l'Etat tunisien continue de subventionner le sucre, aliment numéro un de l'épidémie qu'il prétend combattre. Campagne anti-obésité d'un côté, subventions au sucre de l'autre : l'Etat tunisien paie pour prévenir… et pour aggraver la maladie. L'Organisation mondiale de la Santé (OMS) est catégorique : l'obésité est une maladie chronique, pas un simple problème d'apparence. Elle se mesure à l'indice de masse corporelle (IMC), avec un seuil de surpoids fixé à 25 et d'obésité à 30. Ses conséquences sont redoutables : diabète, maladies cardiovasculaires, troubles articulaires et respiratoires, sans compter l'impact psychologique et social. Le phénomène a pris une ampleur planétaire. En 2022, plus de 2,5 milliards d'adultes dans le monde étaient en surpoids, dont près de 900 millions obèses, soit environ 43 % de la population adulte. Chez les enfants de moins de cinq ans, on estime à 35 millions le nombre de cas de surpoids en 2024. Et la courbe ne cesse de grimper, y compris dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, longtemps épargnés. Les causes sont connues : une alimentation trop riche, une activité physique insuffisante, un environnement qui pousse à consommer des produits transformés hypercaloriques. Rien de nouveau, mais des chiffres qui, eux, donnent le vertige.
La Tunisie frappée de plein fouet La Tunisie n'échappe pas à cette déferlante mondiale. Pire : elle en illustre la vitesse. L'étude de référence menée en juillet 2022 à Hammam Sousse sur l'épidémiologie de l'obésité en Tunisie révèle que près de deux adultes tunisiens sur trois (64 %) présentent un excès de poids, dont près d'un tiers sont obèses. Les femmes, les plus de 40 ans et les personnes à faible niveau d'éducation sont les plus touchés. Ce constat ne se limite pas à une ville ou à une tranche d'âge. Les enquêtes nationales de santé montrent la même progression dans toutes les régions, des grandes villes côtières aux zones intérieures. En moins de deux générations, la Tunisie est passée d'un pays marqué par la malnutrition à un pays où l'excès de calories est devenu une menace majeure. Les conséquences sont déjà visibles. Le diabète de type 2 touche près de 20 % des adultes, une prévalence parmi les plus élevées du bassin méditerranéen. Les maladies cardiovasculaires représentent la première cause de mortalité. À cela s'ajoute un coût économique lourd : dépenses de santé, perte de productivité, arrêts maladie, complications chroniques. La facture, pour la Caisse nationale d'assurance maladie, se chiffre en centaines de millions de dinars chaque année. Les facteurs sociaux amplifient la crise. Les ménages modestes, attirés par des produits hypercaloriques bon marché, sont les premiers touchés. L'éducation nutritionnelle reste quasi absente des écoles. Les espaces publics pour l'activité physique sont rares, mal entretenus ou peu sécurisés. L'obésité devient ainsi un marqueur d'inégalités, plus qu'un simple choix individuel.
Un Etat qui alerte… et finance le poison Conscient des dangers et du coût colossal sur la santé publique, le ministère de la Santé tente de prendre les devants. Vendredi 12 septembre, il a lancé une campagne de communication pour alerter sur les risques liés à l'obésité, rappelant que le problème dépasse largement la simple apparence. Dans son message, il exhorte les Tunisiens à adopter une alimentation équilibrée, à pratiquer une activité physique régulière et à veiller à un sommeil de qualité. Une initiative louable, mais qui sonne comme un cri isolé dans un désert politique. Car pendant que le ministère affiche sa bonne volonté, les autres rouages de l'Etat tirent dans la direction inverse. Le citoyen est invité à surveiller son assiette, mais il évolue dans un environnement saturé de sucre et de gras bon marché, où l'effort individuel ne peut rivaliser avec la force du marché. Sans politiques publiques ambitieuses, aucune campagne ne peut inverser la tendance. Le paradoxe est cruel : la Tunisie importe et subventionne massivement le sucre, les farines raffinées et les produits transformés, maintenant artificiellement bas les prix de ces calories vides. Dans le même temps, la consommation de fruits et légumes stagne ou recule. Les boissons gazeuses locales dépassent souvent les standards internationaux en teneur sucrée, et les portions servies dans la restauration rapide battent des records. Dans les rayons des supermarchés, biscuits et confiseries à teneur record trônent en tête de gondole, sans étiquetage dissuasif ni contrôle strict. Cette politique de subventions, héritée d'une logique d'achat social, se retourne aujourd'hui contre la santé publique. L'Etat paie deux fois : une première pour rendre le sucre accessible, une seconde pour soigner les maladies qu'il provoque. Diabète, maladies cardiovasculaires, complications chroniques… autant de pathologies qui font exploser la facture de la Cnam et épuisent un système de santé déjà sous pression. En alertant la population tout en continuant à financer le principal carburant de l'obésité, le gouvernement entretient une incohérence flagrante. Le ministère de la Santé prêche la prudence, mais ses propres collègues alimentent le problème. En clair, l'Etat dénonce les méfaits du sucre d'une main, tout en le finançant de l'autre. Une schizophrénie d'Etat qui transforme le sucre en produit stratégique… et en poison officiel.
Quand d'autres pays passent à l'action Alors que la Tunisie continue de subventionner le sucre tout en appelant à la modération, d'autres Etats ont choisi une approche radicalement différente. Partout dans le monde, des gouvernements ont décidé de frapper au portefeuille pour réduire la consommation de sucre, en combinant fiscalité, réglementation et étiquetage. En France, une « taxe soda » existe depuis 2012. Révisée en 2018 pour devenir progressive, elle augmente en fonction du taux de sucre par litre. Résultat : plusieurs géants du secteur ont été contraints de reformuler leurs recettes pour rester sous les seuils les plus taxés. Coca-Cola, Pepsi et d'autres marques ont ainsi diminué le sucre de leurs boissons vendues sur le marché français, une évolution mesurée par les analyses de l'ANSES et du ministère de la Santé. Au Royaume-Uni, le « Soft Drinks Industry Levy », instauré en 2018, a produit un effet spectaculaire : en trois ans, le taux moyen de sucre dans les sodas a chuté d'environ 30 %, les industriels préférant adapter leurs produits plutôt que payer la taxe maximale. L'Irlande applique depuis 2018 une taxe progressive dès 5 g de sucre pour 100 mL, renforcée au-delà de 8 g. Les données du ministère de la Santé irlandais montrent une baisse significative des ventes de boissons les plus sucrées et une reformulation massive des marques locales. Au Portugal, une taxe similaire a entraîné une réduction moyenne de 10 % du sucre dans les boissons gazeuses en deux ans, selon une étude publiée dans le European Journal of Public Health. Même hors Europe, les résultats sont probants. Le Mexique, pionnier du genre avec une taxe nationale dès 2014, a observé une baisse de consommation de boissons sucrées de 7,6 % dès la première année, puis de plus de 10 % les années suivantes.
Une politique de santé publique à refonder L'expérience étrangère est sans équivoque : taxer le sucre fonctionne. Qu'il s'agisse de la France, du Royaume-Uni ou du Mexique, une fiscalité progressive liée au taux de sucre, combinée à des plafonds clairs et à un étiquetage transparent, a permis de réduire la consommation, d'inciter les industriels à reformuler leurs produits et de renforcer les budgets de santé publique. La Tunisie, elle, reste figée dans l'inaction. Aucune norme ne limite la teneur en sucre des boissons ou des produits transformés, aucun contrôle ne freine les portions, et les industriels continuent de charger leurs recettes tout en profitant de subventions étatiques sur le sucre et les intrants raffinés. La lutte contre l'obésité exige bien plus qu'une campagne d'affiches ou de posts sur les réseaux sociaux. Fixer des plafonds de sucre, taxer les produits les plus nocifs, éduquer dès l'école, aménager des espaces publics pour l'activité physique : voilà les vraies mesures. En subventionnant le sucre tout en prêchant la modération, le gouvernement tunisien envoie un signal confus et irresponsable. On ne combat pas l'obésité avec des slogans quand on alimente soi-même le poison.