Pendant que Harvard, Oxford, Assas ou la Sorbonne concentrent leur énergie sur la recherche et l'excellence académique, des facultés tunisiennes préfèrent mesurer la taille des jupes et interdire shorts, maquillage et cheveux longs. Une série de communiqués récents, signés par des institutions publiques, a déclenché une vive polémique en révélant un conservatisme d'un autre âge au cœur de l'université tunisienne. En ce début de matinée automnale de septembre, devant le lycée René Descartes à Cité Ennasr, le ballet des adolescents donne le ton. Les uns arrivent en jean effiloché, d'autres en jupe courte ou en robe d'été, certains garçons laissent flotter des mèches longues sur leurs épaules. On rit, on s'interpelle, on compare les baskets dernier cri. La scène respire la jeunesse et l'insouciance. À quelques kilomètres de là, le même tableau se répète devant l'Ecole canadienne de Charguia, PMF à Mutuelleville ou l'American School des Berges du Lac : des ados qui portent ce qu'ils veulent, sans qu'aucun surveillant ne s'en offusque. Côté universitaire, l'ambiance n'est pas différente dans les couloirs de la Mediterranean School of Business (MSB), de Dauphine Tunis ou d'Esprit : shorts d'été, tee-shirts oversize, cheveux teints ou attachés à la va-vite, un mélange de styles qui raconte la liberté et la joie d'une jeunesse qui vit avec son époque.
Le ridicule d'un langage archaïque Cette liberté éclatante contraste violemment avec ce que l'on observe dans le secteur public. Dans les lycées de quartier, les filles portent le tablier réglementaire et les garçons des tenues dites « correctes ». Pas de maquillage, pas de cheveux longs, pas de jean déchiré. Les campus universitaires obéissent à la même logique : des rangées d'étudiants aux silhouettes uniformisées, comme figées dans une époque qui redoute tout ce qui échappe au moule officiel. Et certains tiennent à perpétuer cette discipline archaïque où l'institution d'enseignement s'immisce dans l'éducation des élèves et étudiants. La polémique enfle depuis deux jours dans l'enseignement public, où au moins trois établissements supérieurs ont publié des communiqués despotiques rappelant les interdictions vestimentaires. Des communiqués ressuscitant un langage et des pratiques d'un autre âge. Mardi 16 septembre, l'Institut supérieur de mode de Monastir publie un communiqué rédigé dans un arabe administratif figé, dans lequel il bannit les jeans déchirés, les shorts et les vêtements « impudiques », preuve d'un conservatisme qui sonne déjà comme un retour en arrière. On oublie dans la foulée de préciser ce que le mot « impudique » veut dire, puisque ce mot n'existe tout simplement pas dans la loi et que son sens varie d'une famille à une autre. Le communiqué de l'institut de la mode se conclut avec une menace répressive, digne de toute dictature, en précisant que tout contrevenant sera empêché d'entrer à l'administration et d'assister aux cours. Mais le plus édifiant reste le communiqué conjoint, également en arabe administratif rébarbatif, publié par la Faculté de droit et de sciences politiques de Tunis et la Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis. Signé par les secrétaires généraux Mehdi Hamada (Droit et sciences politiques) et Mohamed Kamoun (Sciences économiques et de gestion), le texte aligne une liste d'interdictions : tenues incorrectes (sans qu'on définisse où finit le correct et où commence l'incorrect) mini et micro-jupe, maquillage voyant… et surtout « chorte », une graphie phonétique de short fautive qui a suscité moqueries et indignation. Ce « chorte » n'est pas une simple coquille. C'est le symptôme d'un anachronisme assumé, où l'on préfère policer les corps plutôt que hausser le niveau. Dans des institutions censées fabriquer du droit et de l'économie, on recycle un langage moralisateur et des réflexes de contrôle social hérités d'une autre époque. À l'heure où l'université mondiale parle inclusion, créativité, diversité, nos circulaires locales ressuscitent un lexique archaïque et des réflexes bureaucratiques qui ne forment ni la pensée critique ni l'autonomie, mais l'obéissance.
Un conservatisme assumé Sous couvert de décence, ces responsables affichent un conservatisme qui frôle l'obsession. Leur obsession du « convenable » s'inscrit dans un climat social de plus en plus archaïque, où l'islamisme latent sert souvent de justification morale. Ces textes ne protègent pas l'institution : ils révèlent au contraire une peur panique de la différence, une volonté de modeler des étudiants « tous identiques », comme des casseroles sorties du même moule. Cette logique n'épargne pas les lycées publics, où les filles doivent porter un tablier… mais pas les garçons. La jeunesse, qui a naturellement besoin de séduire, d'affirmer sa personnalité et de s'exprimer, se voit ainsi muselée au nom d'une morale d'Etat.
L'université n'a pas à éduquer Au-delà du ridicule des fautes, le problème est de fond : l'université n'a pas pour mission d'éduquer ou de moraliser, mais d'enseigner. Elle n'a pas à se substituer aux parents pour dicter comment les jeunes s'habillent ou se coiffent. Dans les grandes institutions universitaires à travers le monde, la mission est claire : transmettre du savoir, stimuler l'esprit critique, préparer à la vie professionnelle et citoyenne. À Harvard comme à Yale, à la Sorbonne comme à Assas, Oxford ou Cambridge, personne ne songe à vérifier la longueur d'une jupe, la coupe d'un pantalon ou l'éclat d'un rouge à lèvres. Les codes vestimentaires se limitent, au mieux, à des recommandations lors des cérémonies officielles. Le reste de l'année, les étudiants sont libres d'affirmer leur personnalité par leur style, leurs couleurs, leurs coiffures, leurs piercings ou leurs tatouages. Cette liberté n'est pas un caprice : elle découle d'une philosophie qui considère que la maturité intellectuelle passe aussi par l'autonomie personnelle. Ces universités, parmi les plus exigeantes de la planète en matière d'enseignement, savent que la compétence d'un futur juriste, ingénieur ou économiste ne se mesure ni à la longueur de ses cheveux ni au nombre de trous dans son jean. Elles misent sur la recherche, l'innovation, la confrontation d'idées, et laissent les choix vestimentaires à la responsabilité de chacun. La tenue n'est qu'une expression de l'individu, non un critère d'évaluation académique. En Tunisie, l'université publique s'éloigne de cet idéal. En se mêlant de la taille des jupes et du maquillage, elle se trompe de combat et s'arroge un rôle qui n'est pas le sien. Eduquer à la décence vestimentaire n'est pas former l'esprit, c'est infantiliser des adultes en devenir. L'énergie dépensée à surveiller des cheveux ou des pantalons déchirés serait mieux investie dans des programmes de recherche, des laboratoires modernes, des bibliothèques ouvertes et des cours qui s'actualisent au rythme du monde.
Nos facultés ont failli à leur mission Ces établissements publics, déjà incapables de doter les étudiants de compétences solides ou de les préparer à l'emploi, trouvent pourtant le temps d'imposer un code vestimentaire. Leurs dirigeants, souvent accrochés à des pratiques figées depuis des années, préfèrent jouer les gendarmes du look plutôt que de renouveler leurs contenus ou de coller à l'actualité. Pendant ce temps, les universités privées et les grandes écoles étrangères multiplient les passerelles avec le monde réel. En s'érigeant en arbitre du « convenable », l'Etat tunisien montre une nouvelle fois sa tentation de contrôler les corps et les esprits dès l'école et l'université. Cette dérive n'engendre pas des citoyens libres et responsables, mais des sujets dociles, habitués à plier devant l'autorité. Ce fossé est d'autant plus criant que, dans la même société tunisienne, deux vitesses se dessinent. Les universités privées, ouvertes sur le monde et calquées sur les standards internationaux, laissent leurs étudiants respirer, s'exprimer, expérimenter, et forment des jeunes confiants, capables d'assumer leur personnalité et leur corps. Les grandes universités étrangères, de Harvard à Oxford, continuent quant à elles de produire des chercheurs et des entrepreneurs brillants « nobélisables » sans jamais s'inquiéter de la longueur d'une jupe ou d'une mèche de cheveux. À l'inverse, les facultés publiques tunisiennes, engluées dans des réflexes archaïques, inculquent l'idée pernicieuse que le corps doit être caché, qu'il faut avoir honte de soi pour être « respectable ». Ce message, répété jour après jour, fabrique non pas des esprits libres mais des générations complexées, écartelées entre un monde privé moderne et un secteur public figé dans la peur de la différence.