Business News est parvenu à se procurer une copie d'un document interne confidentiel élaboré par la commission de préparation du contenu du 10ème congrès d'Ennahdha. Dans ce document, on peut voir les propositions qui seront discutées au congrès à tous les niveaux. On peut aussi y voir une stratégie redoutable de minutie. Une véritable leçon de politique que les autres partis pourraient qualifier de machiavélique. Lecture. Il s'agit d'un document d'une centaine de pages, en petits caractères et récapitulant les motions qui seront discutées et votées dans le cadre du 10ème congrès du parti islamiste devant officiellement se tenir les 20, 21 et 22 mai. Il y a, entre autres, une motion d'évaluation de leur bilan depuis la création du parti jusqu'à la période de la troïka, une motion politique et une motion structurelle et organisationnelle. Ce document interne trace les grandes lignes des agissements futurs du parti sur la base d'une évaluation de son expérience passée et sur les fondements idéologiques du parti. Le document recèle également des directions nouvelles prises par Ennahdha sur plusieurs sujets dont la stratégie de communication.
La motion d'évaluation traite de l'historique du parti et des enseignements à en tirer de sa fondation jusqu'à la période de la troïka. C'est sur cette dernière période que certaines révélations sont faites dans le cadre d'une évaluation globale. Ainsi, les stratèges d'Ennahdha estiment que le choix de partager le pouvoir avec les partis CPR et Ettakatol était justifié mais qu'il y a eu des accrocs dans l'application. Ainsi, le choix de Moncef Marzouki en tant que président de la République est jugé opportun « parce qu'il se tient du côté de la révolution, qu'il soutient les libertés et qu'il n'a pas suivi les velléités putschistes ». Toutefois, il y a eu également des difficultés liées « à la personnalité du président et sa manière de traiter les dossiers ». Les difficultés se sont multipliées durant la Dialogue national. Le document d'évaluation stipule que « sa position [NDLR : celle de Moncef Marzouki] vis-à-vis du Dialogue national et son positionnement éloigné des choix du mouvement [NDLR : Ennahdha] et des consensus réalisés ont participé à crisper la situation politique. La présidence de la République a pris le mouvement pour cible quand elle l'a accusé à répétition d'hégémonie, se conformant ainsi au discours de l'opposition. Tous ces éléments ont brouillé la relation entre les deux partis ». Mustapha Ben Jaâfar, à l'époque président de l'ANC, est également évoqué dans ce document. Ennahdha dresse un bilan négatif de son parcours en mettant l'accent sur sa décision de suspendre les travaux de l'Assemblée en août 2013 en la qualifiant de « coup douloureux à l'expérience tunisienne qui a affaibli la légitimité […]. C'était une initiative qui a agité des doutes sur notre influence et sur la crédibilité du travail à ce niveau ». On précisera au passage que le mot « légitimité » est souvent répété dans le document.
Le bilan se poursuit concernant les rendements du bloc parlementaire à l'ANC et celui du gouvernement et leurs effets sur l'image du parti. Le verdict est sans équivoque : « Le mouvement n'avait pas de vision claire ni une méthodologie pour produire et sélectionner les hommes de pouvoir. Le mouvement n'avait pas de vision pour fixer les priorités au niveau social et économique. Lenteur des réalisations que les citoyens attendaient surtout au niveau du développement. Un grand manquement dans l'initiative politique et manquement encore plus grand au niveau de la relation avec le peuple. Le mouvement n'a pas pu élargir la base des alliés en dehors de la troïka » Même au niveau politique, des enseignements équivalents sont tirés dont par exemple le fait d'avoir « exagéré dans la description négative d'autres composantes de la scène nationale (Nidaa et l'UGTT) ce qui a eu un impact négatif sur la normalisation des rapports avec eux par la suite».
Après ce bilan autocritique détaillé, Ennahdha dresse les lignes de la grande mue qu'il s'apprête à opérer. Ainsi, l'expérience du pouvoir l'a enrichi d'une expérience supplémentaire dans la relation avec la chose publique et dans la relation avec l'Etat. Selon ce document, le conseil de la Choura s'est entendu sur la nécessité de produire une « évolution réelle » du parti. Cette évolution nécessite de sortir de l'état de flottement entre « Parti » et « Mouvement » pour aller vers « un parti politique démocratique avec un référentiel islamique, une appartenance nationale, ouvert à tous les Tunisiens et les Tunisiennes ». Pour mettre cela en place, le dialogue interne chez Ennahdha a dû déterminer le profil des personnes qui prendront en charge le volet « social » incluant évidemment la prédication. D'après le document interne d'Ennahdha, il y a eu un consensus pour dire que les affaires sociales doivent être dévolues à la société. Pourquoi ? « Parce qu'il faut se protéger des inconvénients de la dualité [NDLR : comprendre : double langage] qui n'est plus permise ni par la loi ni par la réalité des choses d'un côté, et pour garantir l'efficacité du travail partisan et du travail social d'un autre côté ».
Donc, la séparation entre la prédication et le partisan semble être actée pour le parti islamiste, si l'on en croit ce document. On peut y trouver d'autres détails sur cette séparation entre l'espace partisan politique et l'espace social. Ainsi, il est dit que certaines associations peuvent partager avec le parti son référentiel idéologique ou sa ligne stratégique générale mais « en aucun cas, ces associations ne peuvent se lier au parti de façon organisationnelle ou financière et elles ne seront pas dirigées par les symboles ou les leaders du parti ». Les champs particulièrement concernés par cette séparation sont l'enseignement et l'imamat des mosquées, entre autres activités sociales qui doivent sortir de la sphère partisane. Parmi les avantages de cette séparation, et outre le fait qu'elle devrait être bien accueillie sur la scène publique, le document note que l'appareil d'Ennahdha sera allégé et plus facilement gouvernable, puisqu'il y aura moins de monde.
Dans ce document interne du parti Ennahdha, il est longuement question de « virage stratégique et de nouveau positionnement ». Ce changement doit se faire de manière progressive afin de ne pas susciter l'ire des militants, des membres et des sympathisants du parti. Ces derniers ne doivent pas y voir une rupture avec l'historique du parti et son référentiel originel. Il est décrit comme étant une « évolution naturelle » qui amènera Ennahdha à s'adapter à son nouvel environnement. Le fameux « virage stratégique » a plusieurs objectifs : le pari sur les jeunes, la valorisation de la place et du rôle de la femme, rétablir la confiance et la coopération avec les hommes d'affaires etc. Mais ce virage a une cible principale : « le milieu social conservateur au sens large ». D'après ce document, selon les sondages, cette catégorie sociale représenterait 70% de la population tunisienne et Ennahdha « sous sa forme actuelle » n'en attire que le tiers. Selon ces sondages, 50% de cette catégorie ne trouverait pas l'expression politique qui pourrait le représenter.
Au niveau politique, Ennahdha fixé d'ores et déjà les conditions de ses prochains engagements. Le parti ne remet pas en question le choix de partager le pouvoir. Malgré une évaluation sévère de l'expérience de la troïka, le choix du partage reste valable. Il faudra cependant réviser les motivations, les objectifs et les mécanismes de tout partage du pouvoir. Plus loin dans le document, on lit que « Il est certain que le pays aura encore besoin, pendant les prochaines années, d'un pouvoir participatif et d'une pensée consensuelle pour traiter les différends et pour s'occuper de la chose publique. Ceci jusqu'à ancrer les traits d'un Etat démocratique juste et ancrer la culture de la rivalité politique et le mûrissement de la logique majorité-minorité ». Ainsi, pour ses prochaines alliances, et certainement pour l'actuelle également, Ennahdha fixe deux conditions. La première est que toute alliance doit avoir son poids, être efficace et ciblée de telle sort qu'Ennahdha ne soit pas marginalisé. La deuxième condition est que l'alliance ne mène pas à l'hégémonie et à l'esseulement afin que le parti ne puisse pas être pris pour cible.
Afin de concrétiser tous ces objectifs, le document interne d'Ennahdha propose la mise en place d'un grand nombre de mécanismes. La stratégie en somme. Au niveau de la communication et de l'image, Ennahdha se rend compte que certaines de ses idées effraient une large partie de la société. Affirmation étayée par des études d'opinion commanées par le parti. La recommandation est la révision de certaines idées et la levée de la confusion sur d'autres, ce qui passe par une meilleure communication. Parmi les mesures qui seront prises dans cette optique, la création d'une institution chargée de gérer la communication et les médias de manière efficace selon « une stratégie claire et étudiée. Cette stratégie va s'appuyer sur le visuel (influent à 75%) les médias électroniques (influents à 41%) et la radio, particulièrement régionale, (influente à 25%) ».
L'atteinte de ces objectifs est également conditionnée par la structuration du parti. Leur réorganisation est l'objet de la motion structurelle et organisationnelle. Une refonte presque totale des instances du parti, du bureau local aux instances dirigeantes, est préconisée. La transformation est également de nature qualitative, puisque le parti recommande de donner une place plus grande à la femme et aux jeunes et d'améliorer la formation politique, entre autres considérations. On parle d'ailleurs de toute une stratégie pour séduire la gent féminine. Le document d'Ennahdha préconise plus loin d'éviter « la duplicité » : « le président du parti est son candidat naturel pour occuper les hauts postes de l'Etat (présidence de la République ou du gouvernement ou de l'assemblée) sauf cas de force majeure ou pour un intérêt considérable évalué par les instances ». Cela voudrait-il dire que Rached Ghannouchi, s'il est reconduit à la présidence du parti, pourrait se porter candidat aux prochaines échéances électorales ? Ou bien cela préparerait le terrain à un éventuel passage de témoin dans le cadre du prochain congrès ? Dans les deux cas il s'agirait d'un bouleversement qui aura des conséquences sur l'ensemble de la scène politique tunisienne.
Parcourir le document regroupant les motions qui seront discutées au prochain congrès d'Ennahdha permet de tirer une conclusion évidente : il s'agit d'un parti discipliné, méthodique qui n'a aucun problème à dresser objectivement son propre bilan et à évaluer ses expériences afin de ne plus refaire les mêmes erreurs. Le détail de ce document, sa méthodologie et sa minutie permettent de prendre la mesure du seul parti de Tunisie qui est resté relativement stable depuis la révolution. C'est un document qui donne un début d'explication sur le fait que chaque parti qui est venu s'allier à Ennahdha se soit cassé les dents. Une véritable leçon de politique, de méthode et de réalisme plaçant bien loin le parti islamiste devant ses adversaires, toutes couleurs confondues.