Après des jours de suspense qui ont fait beaucoup de bien à l'égo d'Ennahdha, le parti islamiste a enfin dévoilé son champion pour l'élection présidentielle. Ainsi, Abdelfattah Mourou rejoint la grille de départ déjà bien remplie d'une course qui s'annonce chaude et disputée. Toutefois, cette candidature ne saurait cacher les profondes divisions qui traversent le camp islamiste au sens large du terme. Le large consensus apparent autour de la candidature de Abdelfattah Mourou ne saurait cacher l'inquiétude que nourrit Ennahdha de voir un Hamadi Jebali capter son électorat dans une élection où elle se serait risquée à soutenir un Youssef Chahed ou un Abdelkrim Zbidi. C'est qu'il n'est pas aisé de se mettre dans la peau d'un électeur islamiste : il y a Kaïs Saïed qui perd ses parrainages, l'évadé fiscal Seifeddine Makhlouf, l'ancien chef du gouvernement Hammadi Jebali, l'ancien président Moncef Marzouki, Mohamed Abbou qui s'attire une certaine sympathie islamiste et maintenant Abdelfattah Mourou qui vient galvaniser, autant que faire se peut, un électorat islamiste en érosion depuis 2014. La candidature de Mourou est en fait un choix par défaut pour barrer la route à tous ces prétendants qui vont puiser dans le même réservoir islamo-révolutionniste. La division à propos de ce choix de candidat va jusque dans la famille de Rached Ghannouchi puisque son gendre, Rafik Abdessalem, a exprimé publiquement son désaccord en déclarant que le choix d'un candidat issu d'Ennahdha était une mauvaise idée.
Le choix de Abdelfattah Mourou trouve d'autres justifications outre que celle de faire barrage à certains candidats. Il n'est pas rare d'entendre parmi les Tunisiens des phrases comme « je ne suis pas nahdhaoui, mais je pourrai voter Abdelfattah Mourou ». Ce dernier réussit à préserver un certain capital sympathie auprès d'une frange de Tunisiens qui pourrait s'ajouter à l'électorat discipliné et traditionnel d'Ennahdha. Ceci permettrait à ce parti de se réclamer d'un certain poids qu'il ne possèderait pas en réalité. Il existe également des considérations internes motivant ce choix. C'est une reconnaissance et un cadeau qu'offre Ennahdha à l'un de ses fondateurs historiques. Il va pouvoir représenter son parti à la course vers la magistrature suprême et défendre ses couleurs contre des adversaires de poids. Un cadeau qui pourrait être empoisonné car une claque électorale au visage d'Ennahdha à cause de cette candidature signerait la fin de la carrière politique de Abdelfattah Mourou qui n'est déjà pas très apprécié par les bases. Cependant, ce serait une erreur de penser que Abdelfattah Mourou est seulement cet homme affable, as du verbe et qui ressemble à un sympathique grand-père. C'est aussi l'un des faucons d'Ennahdha et surtout l'ami le plus fidèle et le plus loyal de Rached Ghannouchi. Il est porteur d'une idéologie dangereuse et pernicieuse dont il a eu le loisir de débattre avec son ami Wajdi Ghonim.
La division que connait le camp islamiste est totalement inédite depuis la création de la mouvance en Tunisie. L'exercice de la démocratie, du pouvoir et des élections pourrait avoir raison de l'unité sourde dont les islamistes se sont longtemps vantés. Pire encore, les divisions pourraient évoluer vers des désaccords idéologiques. Aujourd'hui, Ennahdha a fait un choix que les Lotfi Zitoun, Abdellatif Mekki et autres Abdelhamid Jelassi vont scruter et suivre à la loupe. Si Ennahdha se prend une claque dans cette candidature, cela ne pourra que verser en faveur de la fin de l'islam politique telle que prônée par Lotfi Zitoun notamment. Un échec dans cette course présidentielle signifierait la fin de la mainmise de Rached Ghannouchi, futur élu certainement, sur Ennahdha et sonnera l'avènement de nouveaux leaders de la tendance islamique en Tunisie.
La « tunisification » du mouvement Ennahdha et de la tendance islamiste de manière générale aura eu pour conséquence de contracter la même maladie du camp progressiste, celle de la division et du désaccord. Tous les leaders de l'islamo-révolutionnisme se voient comme des chefs potentiels et prétendent même à la magistrature suprême dans un étrange rappel des pratiques du camp d'en face. La course à la présidentielle s'annonce haletante et complément imprévisible, mais il est clair que les résultats des élections changeront profondément la physionomie de la scène politique tunisienne.