Par Chiheb Bouden* L'université tunisienne est en deuil, le Professeur Abbas Bahri n'est plus. A l'issue d'une longue et courageuse lutte contre la maladie, il s'est éteint le 10 janvier, laissant les mondes mathématique et scientifique orphelins de son génie. Abbas Bahri est sans aucun doute l'un des scientifiques les plus exceptionnels que la Tunisie ait jamais enfantés. Elève supérieurement brillant, il rejoint le Lycée Saint Louis avant d'intégrer la prestigieuse Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm en 1974. En 1981, il soutient sa thèse d'Etat sous la direction du Professeur Haïm Brézis. Il y contribue de manière essentielle au renouvellement de l'étude des équations aux dérivées partielles, en introduisant — dans la foulée du professeur Rabinowitz dont il fut l'un des plus brillants disciples — les méthodes issues de la géométrie différentielle. Alors que les plus prestigieuses universités du monde lui ouvraient les bras, Abbas Bahri regagne aussitôt la Tunisie où il est nommé maître de conférences à la faculté des Sciences de Tunis. L'expérience n'ayant pas été concluante, sans doute l'époque y est-elle pour quelque chose, c'est à Chicago qu'il se voit offrir un an plus tard un poste avant de rejoindre l'Ecole Polytechnique à Palaiseau l'année suivante puis l'Université de Rutgers en 1987, où il a accompli l'essentiel de sa carrière. Pour autant, l'université tunisienne n'aura pas été oubliée, loin de là. De 1988 à 1992, il est professeur à l'Enit où il contribue à mettre en place une formation doctorale en mathématiques appliquées. Jeune enseignant à l'Enit, j'avais alors assisté avec admiration au ballet de sommités internationales de mathématiques que le Professeur Abbas Bahri drainait en Tunisie. Il nous aura, à travers ce programme, légué une pléiade de jeunes mathématiciens de talent, formés à la dure école de sa rigueur et de son exigence, tempérées par la douceur de sa proximité avec ses étudiants, et celle de sa sollicitude à leur égard. Car Abbas Bahri était d'abord et avant tout exigeant envers lui-même, et cette exigence n'était pas que la sienne, elle était surtout celle de la science. Une compagne qui lui aura reconnu son mérite, en le faisant lauréat du prix Pierre de Fermat et du prix Langevin en 1989. Mais sans doute pas autant qu'il aurait pu prétendre, s'il avait été citoyen de l'un des grands pays de ce monde. L'histoire retiendra qu'Abbas Bahri aura porté haut le drapeau de son pays, à une époque où celui-ci était parfois lourd à porter. Militant politique et associatif, intellectuel engagé, patriote intransigeant, Abbas Bahri n'a jamais fait passer aucun autre intérêt — et surtout pas le sien propre — devant celui de la science et de sa communauté, et encore moins devant celui de la patrie. C'est cet homme exceptionnel que la Tunisie pleure aujourd'hui, et avec elle la communauté scientifique internationale. A son épouse et à ses enfants, à ses amis et ses parents, à la communauté mathématique de notre pays et à celle du monde entier, je tiens à exprimer ici mes condoléances attristées. Abbas Bahri n'est pas mort, car il vivra encore longtemps par son œuvre — monumentale — et par ceux, nombreux, qui la suivent. La Tunisie s'honore d'avoir donné naissance à un homme de cette envergure. Quant à l'université tunisienne, elle se fera un devoir de continuer sur le chemin qui a guidé sa vie : celui de l'exigence au service de la science, et au service du pays. * (Ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique)