Définir la notion de marginalisation en la situant dans le contexte tunisien, identifier ses composantes, évaluer ses degrés et réfléchir sur les dédommagements appropriés relèvent des prérogatives de l'Instance vérité et dignité (IVD). Cette instance est, en effet, mandatée pour examiner ce registre épineux et traiter une trentaine de dossiers qui lui ont été remis jusque-là, dénonçant une marginalisation politisée, privant les régions de leur droit à la justice socioéconomique, voire à l'équité. Les recommandations de l'IVD seront transmises au gouvernement pour prendre les mesures nécessaires. Trente dossiers déposés, trente régions-victimes qui n'ont d'autres attentes que justice sociale soit faite, et ce, conformément à l'article 11 de la Constitution, lequel recommande la garantie du droit à la réparation du préjudice de la marginalisation et de l'exclusion. Pour soutenir l'IVD dans sa mission, le Centre international pour la justice transitionnelle (Ictj), le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes) et Avocats sans frontières (ASF) ont organisé, hier à Tunis, une table ronde au cours de laquelle la société civile s'est penchée sur la décortication de la marginalisation. La première séance de cette rencontre a été animée par trois intervenants. Chacun d'entre eux a mis le doigt sur l'un des moteurs-clefs d'une marginalisation le moins qu'on puisse dire tenace. L'école : un ascenseur social en panne sèche L'abandon scolaire représente, selon M. Mounir Hassine, président de la section du Ftdes à Monastir, l'un des principaux facteurs de marginalisation et d'exclusion. Chaque année, quelque 100 mille élèves rompent avec le système éducatif, mettant ainsi fin à leur parcours scolaire à peine entamé ; soit un million d'élèves déscolarisés en dix ans. « Outre son aspect quantitatif, la marginalisation dans le système éducatif acquiert un aspect qualitatif. Seuls les bacheliers issus des familles aisées ou celles à revenus moyens mais d'un niveau d'instruction élevé, bénéficient du droit d'accès aux universités prestigieuses. A Monastir, 94% des étudiants en médecine proviennent de catégories sociales avantagées », indique-t-il. L'orateur montre du doigt la dévalorisation certaine de l'école qui, contrairement à la phase post-indépendante, ne constitue plus un ascenseur social. Véritable espace de violence, de discrimination sociale et d'exclusion, l'école s'accommode avec le modèle de développement opérationnel, un modèle qui, des décennies durant, renforce l'incohésion sociale, la précarité et nourrit un analphabétisme revenant. « Les réformes apportées au système éducatif ont toutes trait au côté technique. Alors qu'il convient de réformer le contenu, le fond », fait-il remarquer. Pour ce, investir davantage dans l'éducation devient une priorité absolue. Or, l'Etat a dû diminuer sensiblement le budget alloué au secteur de l'éducation, le faisant dégringoler de 16% à seulement 13%. La femme rurale : doublement marginalisée Mme Samia Letaief, membre de l'Afturd et du Ftdes, focalise l'intérêt sur une catégorie sociale doublement marginalisée. La femme dans le milieu rural subit toute forme de marginalisation et d'exclusion tant pour son statut de citoyenne habitant les régions défavorisées que pour sa condition de femme. « La femme rurale ou le maillon affaibli de la Tunisie», tel est l'intitulé de l'intervention qui — les résultats de maintes enquêtes de terrain à l'appui — dévoile un prototype effarant de l'injustice socioéconomique. Selon une enquête réalisée par l'Atfd en 2013, 50% seulement des femmes rurales sont propriétaires de ménages contre une moyenne nationale nettement plus élevée, de 80%. Ces femmes ne bénéficient pas de leur plein droit au savoir. « D'après une enquête réalisée, en 2014, par le ministère de la Femme, de la Famille et de l'Enfance, 31,4% des femmes rurales sont de niveau primaire et seulement 3% de niveau supérieur. La discrimination du genre en matière d'accès à l'éducation s'avère frappante, vu que 11% des filles sont illettrées contre seulement 6% des garçons », souligne l'oratrice. Active, battante jusqu'à la moelle, la femme rurale endure des conditions sociales et économiques lamentables. C'est bien à elle que l'on confie les tâches les plus dures dans le domaine agricole. C'est encore elle qui accomplit les tâches domestiques et artisanales. Et c'est, malencontreusement, elle qui reçoit le salaire le plus bas. « 37,1% d'entre elles sont payées à la semaine et plus de 10% à la journée. Ces femmes ne bénéficient pas de la couverture sociale ni celle, sanitaire. 22% d'entre elles parcourent entre cinq et vingt kilomètres pour se rendre au lieu du travail. Le transport auquel elles ont droit les met dans des conditions aussi dégradantes que dangereuses. Les accidents ne manquent pas», ajoute Mme Letaïef, qui recommande aux parties concernées de remédier à ces multiples formes de marginalisation et à renforcer les capacités de la femme dans le milieu rural. Une autre organisation non gouvernementale se penche sur la promotion de la justice socioéconomique et la lutte contre la marginalisation. L'organisation «Alert International Tunisie» multiplie les visites sur le terrain pour identifier les problèmes qu'endurent les populations victimes d'exclusion. «La marginalisation constitue, à mon sens, le premier défi que doit relever la société civile en Tunisie», affirme Mme Olfa Lamloum, directrice de ladite organisation. Toutefois, et à défaut d'indices spécifiques et élémentaires à cette tâche, l'oratrice suggère l'instauration d'indices inspirés des expériences internationales. Elle cite à titre d'exemple ( BIP 40 ) ou le baromètre des inégalité et de la pauvreté introduit en France en 2000. Elle recommande aussi la réactivation de l'indice de développement régional, mis en œuvre en 2012, mais en veillant, cette fois-ci, sur l'actualisation des données basiques indispensables à son usage. Alert International Tunisie a, pour sa part, réalisé des enquêtes auprès des populations souffrant de la marginalisation, notamment à Tunis, dans les cités Ettadhamen, Douar Hicher, ainsi qu'à Béja, Dhehiba, Kasserine, Ben Guerden; des enquêtes qui ont permis de repérer les marges communes de la marginalisation. Les traits d'une marginalisation bien enracinée Les marges de la marginalisation sont multiples. L'oratrice en cite la faiblesse historique de l'Etat social, tant dans son aspect politique que celui infrastructurel, la fragilité structurelle de l'insertion professionnelle et ce qui en suit, dont l'augmentation du taux d'insertion dans des métiers rudimentaires, le non-accès au droit à la couverture sociale (ce qui concerne 60% des populations-victimes), l'augmentation ahurissante des taux de chômage dans ces régions ; des taux trois fois supérieurs au taux national... Mme Lamloum revient sur la détérioration de la valeur de l'éducation, ce qui a poussé 61% des élèves à Ben Guerdane à quitter les bancs de l'école. S'agissant de la gouvernance, dans ces régions, elle tend plus à servir des agendas politiques que ceux de la population. Toutes ces injustices convergent vers le renforcement du sentiment de stigmatisation, éprouvé à la quasi-unanimité des enquêtés. A chaque pays, des dédommagements spécifiques M. Ruben Carranza, directeur des réparations au centre (Ictj), rappelle que le centre s'applique, depuis 2011, à réaliser de multiples consultations susceptibles de cerner les attentes des populations-victimes et de donner une idée sur les éventuelles réparations possibles. Ce travail de terrain a permis de faire la distinction entre la justice transitionnelle, comme outil fondamental aux réparations, et ce, conformément aux directives des Nations unies, et la justice, telle qu'elle est requise par les victimes de la marginalisation. L'orateur souligne l'importance d'opter pour tout un processus, incluant l'investigation, la réparation, la garantie de la rupture définitive avec la marginalisation, ainsi que la réforme des institutions-coupables. « Il existe plusieurs définitions de la marginalisation. Cette dernière peut, en effet, résulter de la disparité régionale, de la dictature, des conflits armés, de la corruption, etc. », fait-il remarquer. Au Pérou, 75% des indigènes — qui ne représentent que 15% de la population — ont été victimes de marginalisation ; soit une injustice infligée à une minorité. Aux Philippines, aussi, la marginalisation a été pratiquée sur une minorité musulmane représentant 5% de la population. Au Népal, la marginalisation est étroitement liée à la discrimination sociale. « Aussi, la réparation devrait-elle user de la discrimination positive en faveurs des victimes ? Une question qui mérite d'être examinée. Surtout qu'il n'y a pas de solution standard aux dégâts causés par la marginalisation. Chaque pays devrait, par conséquent, opter pour des réparations appropriées à ses spécificités », conclut M. Carranza.