Présentée dans le cadre de l'événement : «L'Art Contemporain en Tunisie, un Possible Potentiel» (30 septembre-3 octobre), la performance de Sadika Keskes, intitulée «Les tombeaux de la dignité», a provoqué émotion et recueillement chez le public. Le public qui a suivi la performance de Sadika Keskes l'après-midi du dimanche 1er octobre sur la plage de Gammarth n'a probablement pas vécu auparavant une expression artistique d'une telle intensité, où l'artiste fait autant corps avec son œuvre. Une performance présentée dans le cadre de la manifestation : «L'Art Contemporain en Tunisie, un Possible Potentiel» (30 septembre-3 octobre), qui a invité une dizaine de médias français et italiens à venir découvrir toute la palette de la créativité tunisienne dans le domaine de l'art contemporain. Certes, le sujet se prête à tous les excès de l'émotion : le naufrage en Méditerranée de milliers de migrants en partance vers l'Europe, fuyant la précarité, la misère, la persécution, l'horreur et la guerre. Certains venant d'Afrique subsaharienne, d'autres de Tunisie, du Pakistan, du Bangladesh, de Syrie...Transitant par l'horreur des camps de réfugiés en Libye, ils s'immergent avec femmes et enfants dans l'enfer des vagues. En travaillant sur sa performance «Les tombeaux de la dignité» — des œuvres qu'elle avait exposées à Kasserine, en 2012, pour rendre hommage aux martyrs de la révolution —, l'artiste Sadika a pensé à toutes ces familles, interdites de deuil de leurs proches par manque de sépultures. Pour elles, et sur le plan symbolique que rend possible l'art, elle a reconstitué le cérémoniel de l'enterrement avec tout ce qu'il comporte d'empathie et de recueillement. Une violence, une colère, un cri Connue à travers le monde pour ses sculptures et murs en verre, exposés à Venise, à Genève, à Saragosse, à Paris, en Norvège, en Grèce dans les musées et biennales d'art contemporain, Sadika a construit sept tombeaux en verre, dont un tout petit. Afin de rappeler probablement le drame du jeune Syrien Ailan, 3 ans : son cadavre échoué sur les côtes turques avait bouleversé le monde il y a deux ans. «Cette performance est en réalité un cri. Rien n'est plus violent qu'un enterrement. Cette violence va peut-être bousculer les politiques. Ceux de l'autre bord surtout, qui enferment l'Europe dans des frontières. Un jour ou l'autre, elles exploseront», affirme Sadika Keskes. Le cortège funèbre, qui réunit beaucoup d'artistes ce dimanche après-midi, quitte la maison de Sadika à Gammarth à 16h30. Il se dirige vers la plage, emportant un cercueil en verre bleu et un autre, de taille réduite, immaculé de blancheur. Arrivés sur la plage, l'artiste avec plusieurs de ses amis entrent dans une mer agitée et accrochent le tombeau bleu à un pilier en acier enfoncé dans le sable. L'opération n'est pas simple et l'effort est presque surhumain contre les vagues, à l'image du péril qu'affrontent les migrants dans des embarquements de fortune. Cinq autres tombeaux avaient été fixés de cette façon le matin même par le même groupe. «Le monde est devenu fou» Sa mission accomplie, Sadika sort de la mer les larmes aux yeux. L'émotion est contagieuse. Le public applaudit. Devant lui, six tombeaux flottent à près de dix mètres de la plage. «Le monde est devenu fou. Lorsque je vois tous ces cortèges de naufragés, je me pose des questions. Est-ce que l'humain a encore de la valeur ? La matière prime-t-elle tout ? Pourquoi alors encore la philosophie ?», s'interroge l'artiste. Sadika partira dans un voilier le 4 octobre à Lampedusa pour refaire la même procession en Italie. Défenseuse d'un monde sans frontières, en accord avec l'idée de la mondialisation, elle sillonnera avec son installation d'autres lieux, d'où partent ou arrivent les migrants. «Pourquoi l'Europe n'a-t-elle pas retenu la leçon tunisienne, qui a accueilli, à un moment difficile de sa transition, un million et demi de Libyens en 2011? On leur a ouvert nos portes, partagé avec eux l'eau et le pain. Alors qu'est-ce que 240.000 migrants pour une Europe vieillissante ?», réfléchit Sadika. Le petit cercueil blanc reste au bord de la plage. Au même endroit où l'enfant Ailan a été retrouvé sans vie un 4 septembre 2015 sur les rivages nord de la Méditerranée. Presque deux ans jour pour jour après sa tragique noyade. L'art sert aussi à fixer la mémoire et à conjurer l'oubli.