Par Raouf SEDDIK Le détour par Dostoïevski, et surtout par la tradition chrétienne de l'exorcisme, nous a appris qu'il existe dans la période antique une approche du phénomène de la «possession de l'âme» qui prend ses distances avec le principe de l'existence réelle d'un démon. Parce que, nous l'avons souligné, cette approche s'enracine dans une tradition qui fait une place prépondérante à la souveraine liberté de l'homme face au bien et au mal. Elle nous a appris, d'autre part, et dans la mesure où elle continue de parler de démon, qu'elle tend à établir une continuité entre la soumission au pouvoir du démon et le mode de vie païen... ou en tout cas le repli dans ce mode de vie ! C'est ce que nous a suggéré le récit évoqué la semaine dernière, tiré de l'évangéliste Luc et dont Dostoïevski reprend en épigraphe un passage... Les «Gadaréniens», qu'il s'agisse de ceux de l'époque de Jésus ou de ceux, plus tardifs, de l'époque de Dostoïevski, sont des «possédés» parce que leur existence se place en dehors du dialogue avec Dieu... Un «en dehors de» qui rime ici avec un «en refus» ou «en rejet de» (et qui pourrait caractériser ce que l'islam appelle de son côté la «jâhiliyya» laquelle, dans sa profondeur, n'est pas un concept chronologique, au sens de ce qui viendrait avant la naissance de l'islam, mais un concept psychologique et religieux !). La médecine arabe et son supplément d'humanité... La position chrétienne, il est important de le noter, fait la jonction avec une conception moderne qui rompt avec le thème du démon et de la possession dans sa représentation de la pathologie mentale. Jésus qui chasse les démons, c'est Jésus qui libère les hommes de leur emprise, mais c'est aussi, et dans le même temps, Jésus qui détruit la croyance des hommes en l'existence d'une puissance pouvant s'emparer d'eux afin que, libres, ils fassent le choix de la vie... De la vie éternelle en Dieu ! La libération du corps et de l'esprit est en même temps une révolution intellectuelle : de démon, il n'y en a point en vérité ! Ainsi progressivement libérée, la conception des hommes concernant la folie et ses diverses formes en revient, du moins dans un premier temps, aux phénomènes d'ordre physique tirés des premiers manuels de médecine où il est question de bile noire remontant au cerveau et autres considérations de ce type... Les milieux savants dans tout l'empire romain, dès qu'ils sont chriastinanisés, délaissent la vision ancienne selon laquelle la démence est affaire de possession par des démons. Et cette rupture restera largement en vigueur quand l'islam mettra sous sa domination de larges pans de l'ancien empire romain. Le fameux médecin tunisien Ishaq Ibn Umran (mort en 932 ap JC), de l'école de Kairouan, et auteur d'un Traité sur la mélancolie, s'inscrit dans cette mouvance... Nous venons d'évoquer le nom d'un médecin arabe — bien que de confession juive. En fait, la médecine arabe s'est distinguée de la médecine occidentale par un certain sens du respect du malade. Nous avons fait allusion à ce fait dans le tout premier article de cette chronique en affirmant que, d'une façon générale, l'échange avec le malade revêtait pour nombre de médecins arabes une dimension positive dans la démarche thérapeutique. Cette mention ne signifie pas que les médecins arabes étaient dotés d'une fibre plus humaine que leurs homologues européens de la même époque ou, surtout, des époques ultérieures. En réalité, la tradition de la médecine arabe a été, pour ainsi dire, épargnée par un courant de pensée par rapport auquel le triomphe de la vérité résidait exclusivement dans l'objectivité. Ce qui avait pour conséquence, sur le terrain médical, une tendance à occulter la relation de face-à-face entre le médecin et le patient, et donc à abolir la possibilité d'une rencontre et d'un échange sur le chemin de la guérison. Un jalon : la psychothérapie institutionnelle L'exigence d'objectivité dans la détermination du mal avait pour corollaire que toute relation humaine avec le patient pouvait être suspectée de causer de la diversion et de se traduire par une perte de rigueur dans le diagnostic... Quels que soient les résultats qui ont pu être obtenus en médecine grâce à ce radicalisme de l'objectivité, nous avons assisté avec les maladies mentales à un échec qui était aussi un désastre moral... Le traitement de la maladie se muait en une dégradation du malade par l'enfermement et par la négation de son humanité. Michel Foucault en a brossé le tableau au fil des siècles, avec son ouvrage : Histoire de la folie à l'âge classique. D'où des insurrections, dont Philippe Pinel représente une étape par sa critique de l'enfermement, et Freud une autre, dans la mesure où il remet à l'honneur le recours à la parole dans le traitement thérapeutique des maladies mentales. Mais nous avons vu précédemment que cette «révolution freudienne» n'était pas sans revers, sans une contre-révolution perverse au terme de laquelle le malade est réduit à un jeu de pulsions d'ordre sexuel... Il n'en reste pas moins que la psychologie moderne demeure traversée par le souci de rétablir les conditions de l'échange avec le malade mental. Nous en avons un témoignage très éloquent avec ce qu'il est convenu d'appeler la «psychothérapie institutionnelle», dont la figure emblématique est le Français Jean Oury. Bien qu'en perte de souffle, la psychothérapie institutionnelle représente ici un détour incontournable pour donner une indication sur la recherche qui marque la psychiatrie de notre époque en matière d'attention à la question des conditions de l'hospitalisation et, au-delà et surtout, de l'hospitalité. L'exploration de cette expérience nous aidera à mieux apprécier les réponses que nous sommes allés chercher dans l'antiquité à travers les exemples grec et chrétien, dans un but de confrontation. Car ce long périple que nous avons effectué dans le passé au fil de nos dernières chroniques comporte des enseignements précieux sur ce que peut être l'hospitalité de l'homme quand il est face à son semblable atteint dans son âme d'un mal qui lui fait perdre ses sens..