Les négociations dans le cadre de l'Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) entre la Tunisie et l'Union européenne sur l'agriculture tunisienne, menées aussi bien par les acteurs économiques et les acteurs tunisiens et européens ont été sans cesse repoussées depuis des mois. Ces négociations ont suscité la polémique et le mécontentement des agriculteurs qui exigent que cet accord doit impérativement contenir les garanties nécessaires à la promotion de l'agriculture tunisienne, à son développement et surtout à sa survie. Le ministre de l'Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche, Samir Taïeb, a déclaré récemment que l'agriculture tunisienne n'est pas prête pour l'Aleca. «Nos divergences avec l'Union Européenne sont encore profondes. On ne peut pas faire face à la concurrence européenne et à des pays dotés d'une agriculture de transformation industrialisée et bénéficiant d'une technologie de pointe. Lorsque la Tunisie se sentira prête et qu'il y a un intérêt dans cet accord, nous le signerons. Après la signature de cet accord, un programme de mise à niveau de l'agriculture sera établi et des fonds seront injectés. Il nous faudra au moins 15 ans pour traduire dans les faits cet accord». Faut-il rappeler que la Tunisie a demandé, lors du premier round des négociations en 2016, des clarifications sur le dispositif de protection du marché européen, sur la position de l'UE concernant l'asymétrie et sur la nécessité d'inclure un raisonnement prenant en compte la différence de niveau de compétitivité entre l'agriculture européenne et tunisienne. La Tunisie a aussi rappelé que la mise à niveau et la modernisation du secteur de l'agriculture et de la pêche sont nécessaires pour accompagner la libéralisation des échanges avec l'Union européenne. En réponse, les représentants de l'UE ont confirmé que celle-ci est disposée à poursuivre un accompagnement technique et financier dans les différents secteurs couverts par le futur accord, y compris les domaines relatifs à l'agriculture, aux produits agricoles transformés et à la pêche. Cet accompagnement s'inscrira dans le cadre des programmes de coopération disponibles, définis conjointement avec les autorités tunisiennes. Secteur hautement sensible L'agriculture contribue encore aujourd'hui pour plus de 10% du PIB et représente 1/5e des actifs. Le secteur est sensible et peut être affecté par une libéralisation mal négocié des échanges en termes de volatilité des prix. D'un autre côté, la rareté des ressources naturelles et particulièrement l'eau et le sol met en danger la durabilité de nos systèmes de production. Ce phénomène risque de s'accentuer sous l'effet du changement climatique. Et comme le dit Leith Ben Becher, président du syndicat des agriculteurs de Tunisie (Synagri), la Tunisie paie aujourd'hui le prix de l'absence d'une véritable politique agricole. Car, depuis le programme d'ajustement structurel (PAS) mis en place en 1986, la fragilisation de l'économie agricole et de la société agraire ne cesse de s'accentuer, avec ce que cela implique d'effritement des marges des agriculteurs, accentué par un très faible soutien non seulement aux producteurs, mais aussi à la recherche agronomique et à la formation sans lesquels il n'y a point de progrès. Indépendamment des négociations sur l'Aleca, l'agriculture tunisienne doit être modernisée pour assurer pleinement son rôle au service de l'économie tunisienne, et de l'employabilité. D'après le président du Synagri, un agriculteur européen peut recevoir en moyenne une aide communautaire de près de 70 euros par hectare et par an, alors qu'un agriculteur tunisien ne reçoit indirectement que moins de 40 euros. Craintes exprimées L'Union tunisienne de l'agriculture et de la pêche (Utap) et le Synagri ont légitimement manifesté leurs craintes et inquiétudes quant aux effets néfastes que pourrait avoir l'Aleca sur la pérennité du secteur. De même, d'après une étude élaborée par l'Institut arabe des chefs d'entreprises sur les craintes des acteurs privés du secteur de l'agriculture, environ 68% des agriculteurs tunisiens craignent particulièrement les impacts négatifs de cet accord. L'Utap a recommandé de fixer une liste de produits qui ne feront pas l'objet de la libéralisation totale afin de protéger l'agriculture tunisienne qui ne serait pas encore prête face à la concurrence européenne. Le Synagri préconise de lutter contre le morcellement des terres agricoles, de résoudre les problèmes de certaines filières (lait et céréales) et de regrouper les agriculteurs au sein de coopératives, ce qui permettra de mobiliser un appui financier et de résister à la concurrence internationale. C'est dire que l'agriculture tunisienne « demeure un secteur stratégique avec des problèmes structurels et des exploitations qui ont grandement besoin de se mettre à niveau, pour pouvoir soutenir la concurrence et surmonter les obstacles bien ardus et autres barrières non-tarifaires. Car, de l'autre côté de la Méditerranée, l'agriculture européenne est beaucoup mieux structurée avec notamment des organisations professionnelles et interprofessionnelles aussi fortes qu'influentes, mais c'est aussi une agriculture soutenue et protégée», selon M.Ghazi Ben Ahmed, directeur de l'initiative méditerranéenne pour le développement (MDI).