Noureddine Kridiss décortique des personnages à la recherche de leur âme, se sentant exagérément mal à l'aise dans leur peau, sans vraiment savoir pourquoi. Des personnages triviaux que chacun reconnaîtra dans son environnement immédiat, tous assaillis, à un certain moment, par leurs souvenirs, ou ce qui en tient lieu, et c'est comme si ce retour de mémoire, au propre et au figuré, les poussait inexorablement vers un bilan vital. Le voici à Tunis sur un coup de tête. Il a pris l'avion sans s'encombrer d'aucun bagage. Arrivé sur place, il se rend immédiatement à sa ville natale, Soliman, au Cap Bon. Il vit un moment bizarre de dépersonnalisation comme s'il était en dépression. Il se demande s'il est vraiment là, à Soliman, ou s'il est encore à Hambourg, en Allemagne, d'où il était venu, tout de droit du bureau d'ingénierie où il travaille. Exil à double sens, exil à l'inverse Sa mémoire s'emmêle les pinceaux entre l'avant, le maintenant et l'après. Les souvenirs de son enfance explosent comme un geyser. Cela fait vingt-sept ans… Il ne venait que l'été, du moins quand il venait. Mais, cette fois, c'est février qui l'accueille. C'est le moment où la nature s'éveille dans les plantations d'orangers et d'autres arbres de la région, les plantes, la fraîcheur acidulée de l'air… Il est dans son élément, pense-t-il, et il passe plusieurs semaines alors qu'il ne comptait rester que quelques jours. Là-bas, à Hambourg, où il a désormais toute sa vie, on s'inquiète. Il fait pourtant la sourde oreille (ou le mort ?), même pour son épouse qui est restée en Allemagne. Il refait l'école buissonnière, se laisse mener au hasard de ses propres pas. Sa seule activité véritable est la cogitation incessante, compulsive. Il se demande s'il est capable de renouer avec les Tunisiens chez qui il pense ne plus rien connaître et dont le changement inéluctable après plus d'un quart de siècle le place en porte-à-faux. Tiraillé entre l'aise indéniable qu'il ressent dans sa ville natale et l'idée qu'il n'y a plus sa place, il est sauvé par une jeune femme du pays à laquelle il raconte sa vie et ses voyages. Avec elle, il ne se sent plus désemparé… Sa décision est prise, il ne reviendra plus en Allemagne. C'est ainsi que le thème de l'exil à double sens, ou l'exil à l'inverse si vous voulez, nous assaille par le titre de cette première nouvelle qui a prêté son nom au recueil, et qui jalonne la plupart de la vingtaine de textes qu'il compte. Ne pas fermer les yeux, au propre et au figuré C'est un banquier qui fait la Une de ‘'Rêve d'hier'', la plus longue des nouvelles. Une chanson, ou plutôt ses premiers airs, habite sa tête comme une ritournelle et refuse de la quitter. La chanson semble éveiller des souvenirs dont il n'a aucune idée, seulement une impression flottante de déjà-vu. Il la chantonne à la banque et les trois femmes qui travaillent dans le même service semblent, elles, lui trouver une signification qui lui échappe. Elles sont en émoi et se mobilisent pour trouver la chanson en entier et ses autres collègues entrent dans le jeu qui n'en est pas un. Tout cela finit en queue de poisson et le banquier reste sur sa faim. Peut-être n'a-t-il pas creusé assez profond ? C'est la même impression d'inaccompli qui transparaît de ‘'Ce qu'aucun regard n'a atteint'', la nouvelle qui nous distille une sorte de psychodrame où le personnage ouvre un jour les yeux et n'est plus capable de les refermer. Le drame, c'est qu'il ne peut plus revenir en arrière. Un cauchemar ! Ne pas fermer les yeux, au propre et au figuré, lui semble désormais une malédiction sans nom, une épreuve sans nulle autre pareille. L'autre drame, c'est qu'il se met également à voir ce qu'il n'est pas possible de voir ! Et nous voici dans une nouvelle mesure d'exil quand il construit, au figuré, un mur autour de lui. Un mur nécessaire à la préservation d'un minimum de santé mentale, lui semble-t-il. Un mur pour le séparer de tous ces gens normaux auxquels il n'appartient plus et qu'il se met à détester de toutes ses forces. Il reste une autre aune d'étalonnage de l'ouvrage : ‘'Le retour du corps'' qui est peut-être la plus typique des vingt nouvelles du recueil. Nous y suivons la tristesse soudaine d'une femme au milieu de l'âge qui se pose toutes ces questions qui finissent par tarauder ceux qui gardent le sentiment d'inaccompli que nous avons évoqué plus haut. Une femme qui découvre avec effarement qu'elle est en train de fuir son propre miroir depuis assez longtemps pour se poser des questions sur sa vie et son devenir. Car il n'est absolument pas bénin pour une femme de s'auto-exiler de son miroir, sensé être une sorte de valeur refuge contre les aléas et les vicissitudes du temps et des gens. Elle essaie, alors, d'accuser le coup en se lançant dans une courageuse auto-critique qui finit par chambouler tout son monde et réussit enfin à se sentir ‘'elle'' sans les artifices d'une vie qui ne lui apporte plus de satisfaction et dont le cri de décadence de son corps a sonné le glas. L'ouvrage ‘'Le premier avion vers Tunis'', 132p., mouture arabe Par Noureddine Kridiss Editions Nous, 2018 Disponible à la Librairie al Kitab, Tunis.