Monsieur le Premier ministre Permettez-moi d'abord de vous féliciter pour l'habileté avec laquelle vous avez su conduire les affaires de la Tunisie post-révolutionnaire, assurant ainsi à notre pays une certaine stabilité qui lui est absolument nécessaire en ces moments cruciaux afin d'éviter le désordre social et l'effondrement économique. Permettez-moi aussi de vous féliciter, ainsi que votre gouvernement, pour les mesures sociales que vous avez prises pour soulager notre peuple et surtout notre jeunesse qui en avait bien besoin et qui continue encore à en avoir, en attendant les réformes économiques nécessaires qui lui apporteront emploi et bien-être. Je n'ai pas besoin, Monsieur le Premier ministre, de vous rappeler que ce sont là les revendications pour lesquelles notre grande Révolution, qui est en train de gagner le monde jusqu'à la Chine, a éclaté. Une forte réorganisation de notre économie et de notre société est donc à l'ordre du jour et constitue l'une des tâches urgentes qui attendent le prochain gouvernement démocratiquement élu. Aussi me permettriez-vous, Monsieur le Premier ministre, de vous faire part de mes réserves quant à la Conférence de Carthage sur le développement à laquelle vous avez appelé et à laquelle les pays occidentaux, de l'Italie au Canada, en passant par la France, l'Allemagne, l'Angleterre et les USA ont déjà répondu présent ! Ce serait une bonne chose, certes, d'échanger les points de vue, de faire état des problèmes qui se posent au monde et, en particulier, à la région. Cette conférence serait une réussite si elle devait aboutir à explorer les projets des uns et des autres quant à la question de la crise mondiale qui sévit depuis des années et à la manière ou aux manières d'en sortir. Mais ce serait le contraire si cette rencontre devait aboutir à des prises d'engagement de votre part et de la part de votre gouvernement à l'égard de futurs partenaires économiques. Permettez-moi de vous dire, Monsieur le Premier ministre, que votre gouvernement provisoire n'a aucune légitimité pour prendre des engagements concernant l'avenir de notre pays. Le prochain gouvernement, qui sera le vrai produit de la Révolution, aura toute latitude de ne pas se considérer lié par tout engagement contracté durant cette période de transition. Il sera même appelé, et il en a le plein droit, à revoir ceux qui l'ont été au cours de la période pré-révolutionnaire et sous le président déchu. En effet, notre révolution populaire qui a été chèrement payée par notre jeunesse et notre peuple, nous habilite à revoir, d'un œil critique, tous les engagements pris par un régime qui, de l'avis de tous, y compris nos voisins du Nord, était plongé dans la corruption. Cela suppose qu'au moins une partie de sa politique n'était pas menée pour le bien de notre peuple. D'un autre côté, tout le monde sait que ce qui intéresse les bailleurs de fonds ce n'est rien d'autre que le profit. Comme tous les pays du tiers monde, le nôtre n'a été que suffisamment pressé par le paiement de la dette et du service de la dette. Ce qui intéresse les Occidentaux, dans la conférence à laquelle vous avez appelé, ce n'est guère autre chose que les "contrats à signer". Sous le coup de la crise, l'Europe et les Etats Unis ne cherchent qu'une chose : vendre leurs produits et, à la limite, assurer des loisirs à bon marché pour un salariat frappé par la cherté de la vie, —ce qui s'appelle le tourisme tunisien. J'ose affirmer qu'aujourd'hui nous n'avons besoin ni de leur argent, ni de leurs voitures, ni de leurs touristes ! Notre grande révolution est en train de réorganiser la région. L'Egypte est déjà acquise, la Libye est en train de le devenir, bien que dans la douleur et le sang. Et demain, qui sait ? Ce sera l'Algérie et peut-être même le Maroc ! Imaginez donc, Monsieur le Premier ministre, ce grand ensemble qui est en train de se constituer sous nos yeux, sur des bases populaires et démocratiques, avec les richesses de la Libye et de l'Algérie, avec des compétences tunisiennes et égyptiennes ! N'est-ce pas là un ensemble économique en mesure d'inquiéter l'Europe et le reste du monde ? Voilà pourquoi l'on a répondu avec empressement et favorablement à votre appel à cette conférence. Ce n'est pas par amour pour la petite Tunisie, ni par respect de la démocratie ! Nous en avons assez de cette ritournelle ! Non Monsieur, c'est pour l'intérêt du capital euro-américain et pour empêcher la formation d'un ensemble économique arabe et maghrébin qui risque d'être, demain, fortement concurrentiel et compétitif. Pour toutes ces raisons, permettez-moi de vous dire, Monsieur le Premier ministre, que toute décision que vous prendrez lors de cette conférence risque d'être nulle et non avenue pour le gouvernement qui succèdera au vôtre et dont le peuple tunisien attendra, légitimement, une véritable révolution économique et culturelle. Sinon, notre jeunesse n'aura pour elle qu'un mot : Dégage, lequel, paraît-il, est déjà devenu une marque déposée tunisienne ! Avec tous mes respects… A.C. *Professeur de philosophie à l'université de Clermont