L'irrespect des morts implique la haine des vivants. Les récits américains sur le traitement de la dépouille de Ben Laden sont troublants. Qu'on en juge : quarante minutes après être entrés dans le bâtiment de la villa d'Abbottabad, les soldats américains retrouvent Ben Laden mort, tué d'une balle en pleine tête. A-t-il été tué par les commandos américains, par son entourage (comme il en aurait donné la consigne) ou s'est-il donné la mort ? On n'en sait encore rien. Les soldats américains se préparent à être exfiltrés. Seulement, l'un des hélicoptères ne peut redécoller. Les commandos l'auraient alors détruit. Ils s'entassent dans un autre hélicoptère. Avec la dépouille de Ben Laden. Ils atterrissent sur le Carl-Vinson, porte-avions américain mouillant le long des côtes pakistanaises. C'est là qu'Oussama Ben Laden a été "inhumé en mer". "Inhumé en mer". Quelle formule sinistrement anachronique. Cela en rappelle une autre, non moins effrayante. Le 17 octobre 1961, des milliers d'Algériens convergent vers le centre de Paris pour réclamer l'indépendance de leur pays. La police tire. Des centaines d'Algériens sont tués, jetés dans la Seine. On repêche leurs corps. La préfecture de Paris annonce dans un communiqué que les Algériens ont été "noyés par balle". La Grande Mosquée de Paris ne s'y est pas trompée. Elle s'étonne des informations, instruisant que la dépouille d'Oussama Ben Laden a été immergée en mer : "Ce qui serait totalement contraire aux règles sacro-saintes de l'islam". Elle rappelle que, selon la tradition musulmane, "le corps d'un défunt doit d'abord être lavé avec de l'eau savonneuse, puis de l'eau claire et enfin avec de l'eau mêlée de camphre, avant d'être entouré de trois pièces d'étoffe…L'inhumation se fait en terre, sans cercueil. La dépouille doit être placée parallèlement à La Mecque, la tête du défunt légèrement tournée vers la droite pour que son visage soit tourné vers la Kaâba, le sanctuaire sacré de La Mecque". Professeur d'islamologie à Toulouse II, Mathieu Guidère déclare à Europe1 : "Lors de l'enterrement, le cadavre doit être complètement enseveli sous la terre. Ça n'a pas besoin d'être très profond. Il est recommandé de ne pas faire de stèle. Mais — et c'est très important — on doit éviter que le corps soit mangé par un fauve, un rapace ou tout autre animal. Et il faut également qu'aucune odeur ne puisse se dégager du corps. Ensuite, les condoléances sont obligatoires, pour que la famille puisse faire son deuil. Et, elle doit porter le deuil durant au moins trois jours. Ce dernier rite concerne surtout les femmes : l'épouse doit le porter durant quatre mois et dix jours. Enfin, il faut pouvoir visiter le mort une fois par an". Encore une fois, les Américains administrent la preuve du peu de cas qu'ils font des croyances religieuses des musulmans. Tout le monde réprouve le fait qu'ils aient "inhumé en mer" la dépouille de Ben Laden. Ce qui équivaut à achever un cadavre en le livrant en pâture aux requins. Un sentiment partagé par la large multitude, qui est loin de considérer Ben Laden comme symbole, et encore moins comme drapeau. Ici comme ailleurs, le sentiment de vengeance aveugle, tel le sommeil de la raison, engendre des monstres. Etrangement, Al Qaïda et les Américains partagent certaines postures et attitudes. Ce qui n'exclut guère leur antagonisme tranché. On dirait que les uns ne sauraient vivre sans les autres. Dans ce face-à-face planétaire, les Américains semblent avoir établi un bien fâcheux troc. A l'instar de l'homme primitif qui mangeait l'ennemi qu'il venait d'abattre, croyant ainsi s'en approprier la force. D'où le cannibalisme. En tout état de cause, tout porte à croire que personne ne connaîtra, à brève échéance, le strict déroulement des faits. Mais une chose est sûre : dans tous les cas de figure, la victime et son assassin se retrouvent renvoyés dos à dos. Bien que s'étant autoproclamés vainqueurs, les Américains semblent bien, eux aussi, perdants.