Il est admis que la Tunisie n'a pas de meilleure rente que ses hommes et ses femmes. L'éducation, vantée par les commentateurs des derniers mois, a été un investissement prioritaire de l'Etat tunisien à l'Indépendance. Il était devenu banal de décrier le mépris de la culture qui caractérisait ces dernières années, le sommet de l'Etat et qui a abouti à en exploiter sauvagement des richesses matérielles et humaines, à piller des ressources archéologiques comme à brader les biens symboliques du pays. L'instruction de la jeunesse et des cybernautes avisés a donné raison à un primat qui a contribué à renverser un système politique irrespectueux de la science, de l'art, des lettres. Une chaîne de Tunisiens éclairés a eu raison d'un pouvoir asservi à la puissance techniciste et aveuglé par son dédain des forces de l'esprit. Cette victoire morale contre l'ignorance a consacré un capital humain qui fait l'admiration des observateurs, encourage la coopération internationale. Si les erreurs de communication, le manque d'éducation de nos médias et les dérapages de nos appareils de sécurité sont en grande partie issus de mœurs pédagogiques détériorées, reconnaissons que l'autre moitié du verre vide de notre transition est pleine d'administrateurs, de conseillers, de gestionnaires à fort quotient culturel, se frottant au difficile exercice d'un pouvoir funambule, dansant sur des moyens limités. Les difficultés actuelles dévoilent un maillage éducatif essoufflé, des disparités sociales et régionales qui réduisent l'ardoise des acquis culturels et les effets pervers d'une centralisation qui, déchirant le tissu politique et social du pays, vide la chose publique de son substrat culturel vital. Sans nier l'urgence des réformes politiques immédiates et la priorité de la relance économique, notons que la réflexion sur l'avenir culturel et le futur éducatif perce peu ou mal dans les débats, comme elle est absente des programmes des associations et des objectifs des partis. Depuis l'indépendance et malgré les progrès accomplis, la vie artistique et intellectuelle tunisienne s'est accommodée d'un exercice de la culture et d'un rapport au savoir qui ont besoin de connaître une révolution pour relancer leur potentiel nourricier. Le peuple tunisien décrété et reconnu comme cultivé est aujourd'hui aux prises avec un réel infesté de disparités dans l'accès à la culture autant que d'inégalités économiques. Après des décennies, des formes criantes de l'injustice sociale persistent, alimentant des déséquilibres régionaux et des discordes qui couvent sous des mémoires frustrées et un intérêt politique qui se résume à une représentation de façade couvrant la prédation. Sans céder à la flatterie des adjectifs éduqué, cultivé, instruit alloués communément à la Tunisie, regardons lucidement la situation culturelle générale pour insuffler à l'épithète non moins cajoleuse de révolutionnaire un sens incubateur. Exploitons l'effet miraculeux de cette rupture inespérée et le pouvoir mobilisateur des formules heureuses qu'elle inspire afin d'en extraire la force de préparer les multiples transitions (juridique, politique, économique, sociale, éducative, culturelle, religieuse, écologique), que le pays est appelé à vivre. La formation et l'accès au savoir, les conditions de production et de consommation de la culture, les contenus des programmes scolaires et universitaires, l'orientation et la validité des diplômes, la réglementation des statuts, la codification des métiers culturels sont autant de contenus qui entrent dans le mot-valise de culture. Ils constituent autant de domaines où se jouent des préalables cruciaux pour conduire l'avenir immédiat du pays, où se définissent les prémices pour penser concrètement le destin des futurs citoyens. La culture innerve le politique, façonne les comportements individuels et collectifs, trace des repères, se nourrit de l'environnement comme elle agit dessus. Cette imprégnation peut servir à légitimer le pouvoir et déboucher sur une instrumentalisation. Cet aspect n'a pas échappé aux deux régimes qui ont gouverné la Tunisie depuis son indépendance; on apprendrait beaucoup à décrypter les politiques publiques au prisme des credo culturels qui les sous-tendent. Le capitalisme ayant consacré la culture comme source de richesse, elle génère des emplois, crée des institutions, structure des marchés. Pourvoyeuse de biens matériels et immatériels, la culture fabrique des croyances et des images de soi et agit, à l'échelle d'un pays, d'une région, d'une famille ou d'un individu comme valeur d'échange. Dans la mondialisation et la société d'information où nous baignons, ce capital symbolique se décline en investissement personnel, monnaie nationale ou devise internationale, comme le montre l'exemple de la fortune généralisée du terme patrimoine. L'histoire de la culture dans la Tunisie indépendante est encore en friches. Elle ne se réduit pas à une histoire des acquis qui, par bonheur et malgré bureaucratie et censure, ont entretenu le feu de la créativité dans le pays, au prix de quantité de «Mozart assassinés». Elle n'est pas davantage assimilable aux réalisations qui, à des degrés divers, ont jalonné les cinq décennies de la Tunisie indépendante. Elle est une affaire d'hommes, d'institutions, de pratiques et d'idées qui, dans une intrication complexe ont donné naissance à des œuvres, fixé une législation, accouché des talents, parfois contre, ou à l'insu des instances dirigeantes. Les pratiques ont disséminé dans les esprits une représentation totalitaire de la culture et du savoir, consacré des ostracismes, sous-estimé les aspirations du public. Pour ébranler les inerties, conjurer le mauvais goût, la liberté de produire doit accompagner la transmission au plus grand nombre. Education et culture sont les deux rails du long voyage qui mène à la démocratie, à condition d'en rénover les conceptions et d'en dépoussiérer les usages. Comment libérer la culture? Comment éduquer les esprits? Comment injecter la culture dans l'enseignement? Par quoi commencer? Si on tarde à poser ces questions, cette transition ne peut espérer accéder au b.a.-ba démocratique qui inscrit la culture comme un besoin basique du citoyen. Si on ajourne la réflexion sur la culture, sur l'éducation et sur le savoir, on ne peut semer d'antidotes durables face aux risques naturels de contre-révolution qui fleurissent sur l'exploitation des inégalités et de l'ignorance. Les problèmes éducatifs et culturels se posent dans une forme exacerbée en cette phase délicate. Il est naïf de croire qu'on peut résoudre de vieux nœuds en gardant les anciens cordages, illusoire de panser des maux anciens avec des remèdes périmés. Une révolution culturelle exige une confiance du politique qui, pour démocratiser la culture et le savoir, doit parvenir à réconcilier les artistes et les intellectuels avec l'enseignement et l'administration. Notre système éducatif et scolaire, pressé par les injonctions gestionnaires et les fantasmes de compétitivité fabrique un chômage mortifère, une jeunesse bannie. Sur le moyen et le long terme, il s'agit de rompre l'emprise des diplômes, d'adopter une vision plus humaine et moins technocratique de l'enseignement pour faire éclore des forces vives, aptes à créer et non une jeunesse ankylosée par des représentations inefficaces. Pour chercher des voies nouvelles, pour préparer les jeunes tunisiens et tunisiennes aux futures transitions qui les attendent, la Tunisie doit donner naissance à une élite neuve, fraîche, animée d'espérance autant que de compétences. Survenant dans un pays qui s'est soucié, plus d'une fois dans son histoire, de la formation de ses élites, la transition actuelle doit se projeter dans l'avenir, faire germer des capacités de s'ouvrir au monde qui change et de s'y inscrire durablement. Il revient aux élites d'hier et d'aujourd'hui de réexaminer les pratiques et de secouer les institutions, de s'affranchir des conceptions et des usages qui, en leur temps, leur ont ouvert les portes, pour amener les générations futures à inventer les voies de transitions de demain. Car un des défis majeurs de celle-ci est de dépasser le vieillissement des élites, de les inclure dans une chaîne vertueuse et critique en contribuant à préparer la relève. L'éducation est le combat de fond de cette phase où le choix d'un modèle de société encore inconnu se joue sur la capacité de se délier des chaînes du passé. Pour l'heure, espérons que des penseurs, des écrivains, des artistes, des chercheurs inspirés par cette période révolutionnaire en donnent une lecture critique, créent des œuvres à la mesure de l'événement et de sa beauté, participent à réveiller les graines dormantes novatrices chez les plus jeunes et les plus défavorisés. Souhaitons que les intellectuels incorporent la promesse de libération afin d'engager la culture dans un avenir plus inventif, assurer au savoir et à l'art un bénéfice plus large et leur donner la dimension démocratique qui les dégage de leur caractère subalterne. Car, au-delà des imminences juridiques et gestionnaires et de l'apaisement nécessaires, cette révolution ne peut mériter pleinement son nom que si elle libère la production littéraire, éveille une dynamique artistique, accouche d'une envie d'apprendre et de créer, marquant enfin la confiance de la jeunesse dans un épanouissement culturel que les lueurs de cette transition font espérer.