Par Abdelhamid Gmati Les magistrats tunisiens seront en sit-in, aujourd'hui, devant l'Assemblée nationale constituante. C'est ce qu'a déclaré la présidente de leur association, Madame Kalthoum Kennou. Trois raisons sont invoquées, les magistrats voulant exprimer leur protestation contre la dégradation de leur situation, la non-promulgation de la loi régissant l'Instance indépendante de la magistrature ; ils veulent aussi souligner l'importance de fixer des normes dans la Constitution garantissant l'indépendance de la magistrature. Vendredi dernier, la présidente du Syndicats des magistrats, Madame Raoudha Laâbidi, qualifiait de «catastrophique» la situation de la magistrature, mettant en garde contre l'instrumentalisation de la justice, indiquant que le futur projet de la Constitution ne comptait aucune mention des garanties de son indépendance et soulignant qu'une des principales revendications de la révolution était d'œuvrer pour l'indépendance de la justice. C'est dire l'inquiétude des magistrats quant à leur situation et à l'importance de leur mission dans l'établissement d'une démocratie. Cette inquiétude semblait être partagée par le ministre de la Justice. M. Noureddine Bhiri, répondant lundi dernier aux constituants, déclarait, en effet : «La justice n'est toujours pas indépendante et son indépendance n'est pas pour demain, d'autant qu'elle a été soumise, des décennies durant, à d'autres pouvoirs. Les forces du pouvoir et les pressions entravent toujours les processus de réforme». Le ministre n'a pas toujours dit cela. Il y a deux jours, il affirmait à une station radiophonique, et à propos de ce qu'on a appelé «le Sheratongate» que «c'est à la justice, qui est indépendante et impartiale, de trancher dans cette affaire». Mais si le ministre a admis le constat que tout le monde savait, il n'a pas précisé la nature du «pouvoir et les pressions» qui entravent le processus de réforme. Les magistrats l'ont fait à sa place. Mme Laâbidi a affirmé que «la magistrature telle qu'elle se présente aujourd'hui, est un organe au service du pouvoir exécutif». De son côté, Mme Kennou indique que la situation du ministère public n'a pas changé par rapport à l'ancien régime et qu'il «n'y a aucune preuve que les procureurs de la République ne reçoivent pas des ordres du ministre». Elle affirme même que «le ministre interfère dans certaines affaires vu qu'il nomme leurs juges et leurs juges d'instruction» La présidente de l'AMT affirme que les magistrats ne sont pas satisfaits de leur situation, étant «terrorisés, le ministre brandissant à chaque fois la menace de révocation sans preuves sur de simples accusations». Les Constituants ont aussi adressé leurs commentaires et points de vue au ministre, certains l'incriminant directement. Comme M. Mahmoud Baroudi, du groupe Démocrate, qui a estimé que «la présence de M. Noureddine Bhiri à la tête de la Justice contrecarrait le principe même de l'indépendance du pouvoir judiciaire» et, mettant en relief un conflit d'intérêt (l'épouse du ministre étant avocate trésorière du Conseil de l'ordre des avocats), l'invitait à démissionner (ou la démission de l'épouse) Est-ce à dire que le problème de la justice est lié à la personne de M. Bhiri? Dans son intervention devant les députés, il a émis des avis en concordance avec les attentes des magistrats «Le pouvoir judiciaire doit totalement être indépendant pour construire une démocratie», et a insisté sur la nécessité «d'instituer clairement et explicitement le principe de l'indépendance de la magistrature dans le texte de la nouvelle Constitution pour empêcher toute intervention des pouvoirs exécutif et législatif dans les affaires du pouvoir judiciaire». De plus, il préconise l'adoption, dans les plus brefs délais, du projet de loi portant création de l'Instance provisoire de l'ordre judiciaire. Les paroles ne concordent cependant pas avec les actes. Double langage ? Rappelons simplement, avec le député Fadhel Moussa, du groupe Démocrate, qu'au mois d'août dernier, les députés d'Ennahdha, refusant le caractère indépendant de l'Instance provisoire de l'ordre judiciaire, avaient bloqué l'adoption du texte. «Deux ans après la révolution, a t il affirmé, on ne peut pas demander aux magistrats de juger, parce qu'ils ne sont pas rassurés et leur sort se trouve entre les mains du pouvoir exécutif». Faut-il établir un rapport entre la situation du ministre et la démission d'un autre ministre de son mouvement islamiste, M. Samir Dilou, qui vient de renoncer à sa fonction de porte parole du gouvernement ? Y a t il discordance ? En attendant, au vu des dernières affaires et des jugements rendus, l'on est en droit de craindre, tant on a l'impression que le politique, c'est à dire Ennahdha, est revanchard et procéde à des règlements de comptes. On est loin de la justice.