Par Abdelhamid GMATI La publication par l'organisation Reporters sans Frontières (RSF) de son indice annuel mesurant la liberté de presse à travers le monde a été accueillie avec intérêt et un certain émoi par les professionnels et la classe politique en Tunisie. C'est que notre pays y est classé 138e sur 179, en recul de 4 places par rapport à 2011 où il avait progressé de 30 places. L'intérêt général porté chaque année à ce rapport s'explique par le fait que la liberté de la presse est un des fondamentaux de la démocratie et du respect des droits de l'Homme. Les régimes, particulièrement les dictatoriaux, y sont très sensibles. On rappellera l'extrême frilosité et l'aversion du régime de Ben Ali, qui multipliait les campagnes de dénigrement contre cette organisation (dénonçant le bâillonnement des médias et les exactions contre les journalistes) et l'interdiction de séjour décrétée à l'égard de ses représentants. Les professionnels et les observateurs s'étonnent de ce classement, d'autant que d'autres pays arabes, pas spécialement adeptes de la liberté de la presse, se trouvent mieux notés. Certains vont même jusqu'à remettre en question l'objectivité de cette ONG, la soupçonnant de poursuivre des objectifs politiques. De fait, depuis la Révolution, ils n'ont jamais eu une telle prolifération de chaînes de télé, de stations radiophoniques, de journaux. Ils n'ont jamais eu à suivre autant d'émissions politiques et de débats sur tous les sujets, au point de la saturation. Ils n'ont jamais pu connaître autant de personnalités politiques et autres, hier confinées dans l'ombre, privées d'apparitions et de parole; on reproche même à certains médias de donner la parole à des imams obscurantistes, ennemis de la démocratie et des libertés et qui prônent la haine, le meurtre, la division, le jihad. Ils n'ont jamais pu lire autant de critiques, plus ou moins acerbes, des gouvernants, de leurs actions, de leurs comportements, de leurs déclarations; certains vont même jusqu'à la dérision, l'ironie, le ridicule. Certains se demandent comment on a accordé un meilleur classement à des pays où les émirs, les gouvernants ne sont jamais critiqués, alors qu'en Tunisie le président de la République a été affublé d'un péjoratif «tartour» et que l'on n'hésite pas à piocher dans le passé des gouvernants et à dénicher les «casseroles» des uns et des autres. Alors, comment expliquer ce mauvais classement tunisien ? L'ONG a calculé son indice en notant six critères : le pluralisme, l'indépendance des médias, les notions d'environnement et d'autocensure, le cadre légal, la transparence et les infrastructures de l'information. Et elle explique le recul de la Tunisie par «les agressions contre les journalistes se sont multipliées»; il y a aussi le fait que «les autorités ont entretenu le vide juridique en retardant la mise en application des décrets-lois régissant les médias... Pratique qui a rendu possibles des nominations arbitraires à la tête des organes publics». Cela à côté des attaques et des campagnes de dénigrement contre les journalistes tunisiens et «le discours le plus souvent méprisant, voire haineux, des hommes politiques envers les médias et professionnels de l'information». Il convient d'ajouter les procès à répétition et les condamnations, même par contumace, de journalistes et responsables de médias. En somme, la liberté de presse, seul véritable acquis jusqu'ici, est menacée. Par tout ce qui vient d'être énuméré, à juste titre. Mais aussi par le manque de transparence des gouvernants, enclins à instaurer l'omerta, chère aux dictatures. L'obsession du secret revient au galop. Une des grandes difficultés des journalistes dans l'exercice de leur métier est l'accès à l'information. Les gouvernants actuels, comme leurs prédécesseurs, rechignent à communiquer des informations justes, conformes à la réalité des choses. Ils ne veulent transmettre que ce qui leur convient. Et les journalistes sont priés de s'en contenter sans aller chercher plus loin. Pas de journalisme d'investigation, on en est loin. On sait ce qu'il advient à la jeune blogueuse qui a révélé ce que l'on a appelé le «Sheratongate». Le ministre des Droits de l'Homme, supposé défendre le droit à l'information, n'a pas hésité à dire que «la liberté de la presse a des limites». En fait, ce que l'on reproche aux journalistes n'est pas ce qu'ils ont communiqué mais surtout de l'avoir communiqué. On tire sur le messager et on oublie le message. Au lieu de vouloir imposer des bâillons, il serait mieux d'affronter les messages et les problèmes communiqués. Là réside la démocratie. Et ce serait le meilleur moyen de répondre à RSF et d'être mieux classé en matière de liberté de presse.