Par Abdelhamid Gmati On l'a voulue indépendante, cette justice. Les magistrats, longtemps instrumentalisés et humiliés sous la dictature, l'ont appelée et l'appellent toujours, de tous leurs vœux. Le pouvoir en place, comme l'ancien, répète à l'envi qu'elle est indépendante. Mais la réalité est tout autre. L'avocat bien connu, qui connaît les rouages de la magistrature, déclare : « On connaissait la littérature surréaliste, on découvre aujourd'hui en Tunisie la justice surréaliste ». Parlant de l'incarcération du journaliste Zied El Héni, dont il est l'un des défenseurs, il évoque une « parodie de justice », « une justice-fiction ». Et il ajoute : «Je ne peux pas accuser l'appareil judiciaire dans son ensemble, car il y a des juges intègres, indépendants et qui font honneur à leur profession. Mais ce n'est pas le cas de certains autres qui ont été exploités par l'ancien régime et qui acceptent de servir de nouveau l'actuel régime ». A l'appui de ses dires, il cite le procureur général de la Cour d'appel de Tunis, Abdelkader Bahloul, « qui avait été accusé de corruption par ses collègues, avait été démis de ses fonctions en même temps que 82 autres, avant d'être récupéré et nommé à son poste actuel ». Et il estime que son client est retenu en otage par le procureur plaignant Tarak Chkiwa et n'est pas emprisonné par la justice tunisienne. « Il s'agit d'une arrestation pour un compte personnel ». Rappelons que notre confrère Zied El Héni a été poursuivi en justice pour avoir accusé (documents à l'appui) le procureur Chkiwa d'avoir fabriqué des preuves contre le cameraman Mourad Meherzi qui n'avait fait que son métier, à savoir filmer un événement culturel au cours duquel le ministre de la Culture avait été la cible d'un jet d'œuf. Rappelons aussi que le même Tarak Chkiwa, alors procureur de la République au Tribunal de première instance de La Manouba, avait instruit l'affaire de la profanation du drapeau tunisien en mars 2012 dont l'auteur, recherché, avait fini par se rendre et avait été condamné à six mois de prison avec sursis. Notre collègue, incarcéré illégalement puis libéré provisoirement contre une caution de 2.000 dinars (il passera quand même trois nuits en prison du fait de la fermeture des services de la recette des finances durant le week-end), encourt une peine de 2 ans de prison plus une amende. Après son récent exploit, ce vendredi 13, ledit procureur vient de bénéficier d'une promotion et est nommé au poste d'avocat général substitut du procureur général à la Cour de cassation. Cela n'empêche pas qu'une plainte a été déposée. Espérons que le corporatisme ne jouera pas et que seule la justice triomphera. La balle est dans le camp des magistrats eux-mêmes. A eux de se réconcilier avec l'opinion publique et de regagner sa confiance. Bien entendu, ce que d'aucuns ont appelé « mascarade » a été dénoncé. D'abord par les magistrats eux-mêmes. Dans un communiqué du 13 septembre, l'Association des magistrats tunisiens relève «un vice de procédure majeur dans la poursuite judiciaire en question ; le plaignant exerce au sein du même tribunal que celui chargé de l'affaire. Etant ainsi juge et partie, il ne peut y avoir de jugement équitable». L'association a exprimé son refus de voir la magistrature impliquée, de force, dans des affaires d'ordre politique touchant les figures médiatiques, dénaturant, ainsi, son rôle de garant des droits et des libertés. Et l'AMT s'oppose donc à toute tentative de censure et de répression visant les journalistes et un des acquis post-révolution, à savoir la liberté d'expression. De son côté, le magistrat et président de l'Observatoire tunisien pour l'indépendance de la magistrature, Ahmed Rahmouni, estime que «l'article sur lequel la plainte était basée, avait été annulé depuis plusieurs années et à maintes reprises. Cet article, s'il a été pris en compte, n'aurait permis en aucun cas l'emprisonnement du journaliste, mais seulement le paiement d'une amende ». Et il affirme que les journalistes et les magistrats mènent un seul combat, pour la liberté et l'indépendance, et qu'il est injuste que des journalistes se fassent emprisonner pour leurs combats pour la liberté d'expression et l'indépendance ». Plusieurs organisations, dont l'Ugtt, l'Adli (Association tunisienne de défense des libertés individuelles), le Syndicat des journalistes, les patrons de presse, Reporters sans frontières, Human Rights Watch, des constituants, des avocats, des personnalités de la société civile et des citoyens lambda ont dénoncé cette arrestation du journaliste et les procès qui sont intentés à plusieurs journalistes. Quand des magistrats transgressent la loi qu'ils sont censés appliquer, ils font peur. Ce vendredi 13 septembre a été qualifié de « vendredi noir » pour la liberté de la presse. On comprend encore mieux l'attachement de la Troïka au pouvoir judiciaire qu'elle instrumentalise à sa guise pour réduire au silence les opposants et les journalistes. Comme aux beaux jours de la dictature de Ben Ali.