Le mouvement dénonce l'ingérence politique et se veut un message à l'adresse de l'Assemblée nationale constituante Partout, dans les différents tribunaux de la République, les magistrats tunisiens ont observé, hier, une grève d'avertissement, en signe de protestation contre l'ingérence du ministère de la Justice dans les prérogatives de l'Instance provisoire de l'ordre judiciaire, nouvellement instituée au terme de deux années d'effort. Aujourd'hui, alertent les professionnels, cette instance s'est encore retrouvée sous l'emprise de la tutelle politique, sujette aux anciennes pratiques, afin d'asservir la profession et de confisquer son indépendance. Contactée dans son bureau au Palais de Justice à Bab Bnet, Mme Kalthoum Kannou, présidente de l'Association des magistrats tunisiens (AMT), déclare que cette décision a été prise depuis le 19 octobre dernier, suite à la réunion du conseil national de l'AMT. Elle a été reprise, il y a une semaine, par son bureau exécutif, qui a fixé la date d'hier comme jour de grève générale. «Il s'agit d'une grève d'avertissement qui touche toutes les affaires en cours, sauf celles relatives au terrorisme, aux procès d'urgence à dimension humanitaire, à l'enfance menacée, ainsi que celles concernant l'arrêt d'exécution», a-t-elle précisé. Et d'ajouter que cette grève présentielle intervient en réaction à l'immixtion du pouvoir exécutif dans les affaires internes de l'Instance provisoire de l'ordre judiciaire, de manière à influer sur ses décisions et ses attributions. Pour Mme Kannou, «cette intervention inadmissible s'est traduite, le 14 octobre dernier, par un mouvement parallèle, partiel, opéré dans le corps des magistrats : ce qui est non conforme à la loi relative à l'instance et à celle organisant les pouvoirs publics». Ces deux lois stipulent, à ses dires, que les nominations sont certes du ressort du chef du gouvernement, mais sur avis et proposition de l'Instance les l'ordres judiciaire. Ce qui n'était pas tout à fait le cas. « Sans justification aucune, monsieur le ministre de la Justice vient de dépasser toutes les limites en procédant à la mutation des deux magistrats membres de l'Instance, le président du Tribunal foncier et l'inspecteur général», a-t-elle dénoncé, indiquant qu'une telle décision est un message clair d'autoritarisme et d'hégémonie du pouvoir exécutif que le ministre de tutelle a voulu adresser aux magistrats tunisiens. « C'est ce que nous rejetons catégoriquement », a-t-elle déclaré. Et ce n'est pas tout. La présidente de l'AMT indique que cette grève est aussi un message d'avertissement à l'adresse de la commission des compromis au sein de l'Assemblée nationale constituante, afin de la mettre en garde contre tout accord politique convenu au détriment de l'indépendance du pouvoir judiciaire. L'action se veut aussi un signal fort pour le Quartet parrain du Dialogue national, afin d'attirer son attention sur les nominations politiques qui sont en train d'altérer le corps judiciaire. Abondant dans le même sens, Mme Raoudha Laâbidi, qui a été fraîchement reconduite à la tête du Syndicat des magistrats tunisiens (SMT) pour un nouveau mandat de deux ans, a été précise et concise. D'après elle, ce dont souffre aujourd'hui l'appareil judiciaire n'est qu'une accumulation de pratiques héritées des années de braise, où tout venait des instructions politiques d'en haut. Après la révolution, s'indigne-t-elle, le pouvoir exécutif a continué en mettant la main sur la récente instance provisoire de l'ordre judiciaire. Dans un élan d'appui à la démarche de l'AMT, Mme Laâbidi révèle certaines problématiques entravant le fonctionnement du système judiciaire dans l'indépendance requise. Il s'agit, entre autres points, de la loi liberticide de 1967 encore en vigueur et qui consacre l'ingérence du pouvoir exécutif dans le secteur, du manque d'indépendance du ministère public, ainsi que de la loi organisant les pouvoirs publics. «A cela s'ajoutent, également, le projet de Constitution qui stipule que le ministère public consacre la politique pénale de l'Etat, les compromis et les concessions politiques aux dépens de l'autonomie de la justice, le climat d'insécurité à l'intérieur des tribunaux, les nominations arbitraires et l'intervention excessive dans les affaires internes de l'Instance de l'ordre judiciaire», fait-elle observer. Selon Mme Laâbidi, les deux structures professionnelles, à savoir l'AMT et le SMT, ont convenu d'observer le même jour une grève générale pour lancer le même message : «Ne touchez pas à l'indépendance de la justice...» Mais comment ces deux structures vont-elles réagir si cette grève n'aboutit à rien ? En guise de réponse, les deux présidentes auraient tendance à hausser le ton. « Car, pour tous les magistrats tunisiens, l'indépendance de leur corps ne sera jamais livrée aux enchères. La défense de l'intégrité de ce corps est un choix irréversible», conclut-elle.