Le financement participatif, ou crowdfunding, utilisé aux Etats-unis, en Europe et, depuis peu, dans les pays arabes, est une véritable mine pour les projets artistiques. Une méthode qui est cependant loin de se faire une place en Tunisie. Les sites spécialisés dans les news du crowdfunding estiment à 536 le nombre de ses plateformes en 2012. Un chiffre qui a presque doublé par rapport à 2010. 5,1 milliards de dollars ont été générés par le crowdfunding en 2013 contre 2,7 en 2012, dont 59 % viennent de l'Amérique du Nord et 35% d'Europe. Pour diverses raisons, le monde arabe reste, jusque-là, relativement en dehors de cette sphère. Dans certains pays de la région, le phénomène vient de commencer. Mais qu'est-ce que le crowdfunding? L'équivalent français de ce terme anglophone le résume bien : financement participatif. Il s'agit en effet d'une méthode de financement des projets grâce à la «foule» : une foule virtuelle, puisque cela se passe sur Internet, sur des plateformes spécialisées où les projets sont présentés. Cette méthode a été propulsée par les réseaux sociaux. «Elle s'inscrit, comme le souligne Wikipédia, dans un mouvement plus global : celui de la consommation collaborative». Un réel potentiel pour la culture L'une des plateformes les plus connues dans le monde est le site américain kickstarter.com (2009). En Europe, il y a eu kisskissbankbank.com (2010), ou encore ulule.com (2010). Au-delà des chiffres qu'elles génèrent et qui doublent d'année en année, ces plateformes réalisent parfois des miracles, avec 1 million de projets aboutis en 2012 au total, à l'échelle mondiale. 11,9 % concernent le cinéma et la vidéo et 7,5 % la musique et les disques. Tout ce potentiel ne pourrait-il pas bénéficier à la culture dans le monde arabe et en Tunisie? La réponse n'est pas aussi évidente. Pourtant, les plateformes arabes commencent à exister et à générer des exemples de réussite. Elles sont présentées comme un moyen d'encourager la créativité dans le monde arabe, en donnant un coup de pouce aux projets culturels et scientifiques innovants et en leur permettant de voir le jour. Pour les plateformes arabes, le financement est un grand défi. Elles ont adopté tous les modes de paiement en ligne possibles pour la région. Ces plateformes se comptent sur les doigts de la main et restent très centrées sur l'économie et les entrepreneurs. Zoomaal.com a été créé en juillet 2013 au Liban, financé par des entreprises privées et suit le modèle de kickstarter. Ce modèle est basé sur le « tout ou rien » : si le projet n'atteint pas son objectif de financement de départ dans les délais, la somme collectée est retournée aux contributeurs. Les exemples de réussite qu'ils affichent vont du nouvel album du groupe Machrou'Leila, qui a collecté 67.000 dollars, à des documentaires ou encore un livre pour enfants. Cette plateforme est ouverte à la région du Maghreb avec des ambassadeurs au Maroc et en Algérie. Cependant, aucun projet culturel tunisien n'y a été soumis. D'après l'expérience de Raja, membre de l'association tunisienne «Blech 7ess», qui a, entre autres projets, un studio d'enregistrement gratuit pour les jeunes musiciens, l'idée d'un crowdfunding a été très vite abandonnée. «Nous avons senti qu'il était très difficile pour nous d'atteindre notre objectif financier. Nous devions soumettre notre projet sur un site étranger, ce qui rend le volet communication compliqué», explique-t-elle. Il en est ainsi parce que le paiement à l'étranger n'est pas possible depuis la Tunisie. Quant au paiement par Internet, il reste jusqu'à aujourd'hui timide, loin des habitudes financières des Tunisiens. Pas pour demain... On s'accorde à dire que c'est aussi une question de mentalité. Dans un pays comme le nôtre, le crowdfunding est étranger à notre culture populaire. Et, étranger, il le restera longtemps encore, puisque l'initiative de la plateforme tunisienne flooosy.com n'a pas abouti. Lancée en 2012, la quinzaine de projets qui y ont été soumis n'ont pas atteint leur objectif. Le spot de la plateforme qui a circulé sur Internet essayait d'être attractif en surfant sur la vague de la révolution et de la finance islamique (avec laquelle le crowdfunding est compatible). Aujourd'hui, le site Internet de la plateforme a disparu et, quand on le cherche, on est dirigé vers un site de casting. Le crowdfunding en Tunisie? «Ça ne marchera pas!», répond tout de suite le producteur et réalisateur de cinéma Salem Trabelsi. Il se base sur l'exemple de jeunes qu'il connaît et dont les projets n'ont pas pu atteindre leurs objectifs. «La contrepartie n'est pas intéressante pour notre public, dont la plupart ne verront pas l'intérêt artistique du projet mais verront plutôt son thème», explique-t-il. Selon lui, le cinéma en Tunisie reste tributaire des producteurs et des fonds d'aide. Seuls les petits projets peuvent s'adresser au crowdfunding. Justement, les jeunes artistes y gagnent en faisant connaître leurs projets. Ils sont en effet appelés à les présenter, ou les «pitcher», si l'on utilise le jargon spécialisé, d'une manière attractive et originale. En utilisant, entre autres, des vidéos et des animations publiées sur la plateforme, mais aussi sur les réseaux sociaux. Le côté innovant et créatif du projet est fortement recommandé. Ce qui constitue un défi non aisé pour les artistes tunisiens, qui devront en plus convaincre une foule étrangère, en utilisant l'anglais ou l'arabe littéral. «Il y a même le risque du vol des idées des projets soumis, et c'est déjà arrivé», ajoute Salem Trabelsi. «Ça ne peut marcher que dans les pays où il y a une industrie de cinéma», conclut-il. Un tableau pessimiste et amer, puisqu'ailleurs le financement participatif aide à mettre sur pied de grands projets, comme le film When I saw you, de la Palestinienne Anne-Marie Jacir, qui a récolté 10.000 dollars alors qu'il en a demandé 5.000. Son projet a été soumis sur Aflamnah.com, qui a vu le jour en juillet 2012 aux Emirats Arabes Unis et est soutenu par les festivals de cinéma de Dubaï et du Golfe. Cette plateforme demande des frais d'inscription de 100 dollars et transfère à l'artiste la somme récoltée en gardant 6%. Aucun projet tunisien n'y a été soumis et la Tunisie ne figure même pas sur la liste des pays proposés. Ce n'est pas mieux sur les plateformes américaines et européennes, où des projets d'étrangers qui parlent de la Tunisie sont financés, mais pas ceux de Tunisiens. Le seul exemple de réussite est une série de contes pour enfants soumise sur kisskissbankbank.com, dont l'équipe est composée de Tunisiens et de Français. L'avenir va peut-être démentir le pessimisme à l'égard du crowdfunding en Tunisie. Des institutions internationales comme la Banque mondiale encouragent ce genre d'initiatives dans les pays en voie de développement, réalisent des études et fournissent même des fonds pour créer des plateformes. En Tunisie, on parle de plus en plus du crowdfunding dans le milieu associatif et de l'entrepreneuriat. Les 6 et 7 décembre 2013, lors des journées de l'entreprise, le sujet a été mis sur la table avec la conclusion qu'il faut au crowdfunding un cadre réglementaire, une solution technique et davantage de vulgarisation.