La soirée du mercredi au festival international de Hammamet fut théâtrale. Et quand il s'agit de théâtre, Lassâad Ben Abdallah, directeur du festival et lui-même metteur en scène et homme de théâtre, met les bouchées doubles. Durant cette première semaine consacrée entièrement aux arts de la scène, les soirées commencent tôt avec, en première partie côté Dar Sébastien, des pièces courtes et des performances de cirque pour finir en beauté sur la scène «officielle» du festival et du théâtre à l'honneur. Après une ouverture en grande pompe avec «Ibn Rochd» du trio Souissi-Madani-Kouka, c'est au tour de deux compagnies qui nous sont venues d'Irak et de Palestine d'assurer le spectacle avec des adaptations «très» libres de textes connus et reconnus, à savoir «Le diable et le bon Dieu» de Sartre et «Ubu Roi» d'Alfred Jarry. La troupe du théâtre de Bagdad nous a présenté une version insolite de ce texte fondateur. Une version qui abolit la parole et les dialogues pour en donner une lecture purement chorégraphique se voulant une mise en image de la problématique essentielle du texte de Sartre, celle de l'utilisation de la superstition et de la magie pour éloigner le peuple de l'emprise du diable. Ces mêmes pratiques servent aussi à terroriser le peuple et à le corrompre en détruisant la solidarité communautaire. La troupe théâtrale de Bagdad, avec toute sa bonne volonté, a tenté un théâtre expressionniste, utilisant des tableaux de danse—pas toujours soignés—et faisant du corps et de ses mouvements le seul outil pour en faire une parabole sur la situation en Irak. Forte en symbolique, avec plus d'une allusion à un vécu douloureux, «le diable et le bon Dieu» version irakienne est restée en deçà des attentes d'un public peu nombreux. Son désir de bien faire et de s'inscrire dans un théâtre contemporain était vain par manque de réels outils scéniques et d'une vision précise de leur démarche. «Abou Ubu dans le marché de la viande» Une heure plus tard, on passe à l'amphithéâtre pour découvrir la création palestinienne de la compagnie Al Hakawati, «Abou Ubu dans le marché de la viande» qui s'avère être une adaptation libre du “classique” de Jarry, considéré comme le texte fondateur du théâtre de l'absurde. Cette farce se passe dans le souk des bouchers de la vieille ville d'Al Qods, où les Ubus sont “tripiers” à la mode palestinienne, sorte de bouchers des pauvres. Ils vendent les abats des bêtes (cœurs, poumons, estomacs, tripes, rognons, rates, foies, pieds et têtes de veaux et de moutons). Ils ont un fils, encore plus voyou que son père. Après avoir assassiné la mère Ubu, les deux hommes, à l'aide de ce qu'ils ont sous la main (toute cette viande !), s'entraînent et conspirent pour prendre la tête de leur clan. En assassinant les membres les plus puissants, ils en deviennent les maîtres absolus… Cette lecture scénique nous conduit d'emblée à un examen intime de la société palestinienne des territoires occupés d'aujourd'hui. Celle d'une société assiégée et niée de toutes parts, qui perd petit à petit sa capacité à se regarder et à s'autocritiquer. L'allusion à la Palestine est encore plus saisissable à travers la présence des images des infos diffusées en boucle à la télé, ponctuant l'action et les dialogues des deux personnages sur scène. Trash, «vulgaire», dure, violente et crue, cette fable touche en plein l'essence du théâtre de l'absurde. La compagnie d' Al Hakawati n'a pas fait dans la dentelle, elle étale, sans ménager les âmes sensibles, les tripes et les abats, tels des charognards, l'odeur de la viande, du sang et du brûlé, à nous donner la nausée : une manière de nous secouer et de nous révéler la réalité de la nature humaine, la cruauté du monde et l'horreur de la guerre.