Par notre envoyée spéciale à Paris, Souad Ben Slimane A l'heure où le terrorisme frappe le sol français et menace partout dans le monde, des intellectuels, entrepreneurs et initiateurs de projets ont été invités à réfléchir sur les thèmes qui agitent le monde contemporain et sur la nécessité de découvrir les forces politiques, économiques, culturelles ou scientifiques qui travaillent pour un renouveau Paris, le 15 et le 16 janvier 2015. La ville Lumière est encore sous le choc. On affiche partout, dans les vitrines, sur les colonnes Maurice des Champs-Elysées, à l'entrée des salles de congrès et des institutions publiques : « Je suis Charlie », ce message de soutien aux journalistes de Charlie Hebdo, victimes de l'attentat, commis, mercredi 7 janvier par des islamistes radicaux. Sur la façade de l'IMA (Institut du monde arabe), où a lieu le forum mondial sur « les renouveaux du monde arabe », retentit un monumental « Nous sommes tous Charlie » en arabe et en français. D'ailleurs, ce forum, prévu de longue date, a été revu à la lumière de cette actualité douloureuse. Dans son allocution, François Hollande, le président de la République française, a déclaré que cette initiative, ce premier forum international du monde arabe, vient à point nommé. « A l'heure où le fanatisme et le terrorisme frappent en Afrique, au Moyen-Orient, sur le sol français et menacent partout dans le monde, il y a aussi nécessité de voir ce que sont les forces au sein du monde arabe qui créent, qui innovent, qui travaillent à la construction d'un monde meilleur ». « Comment faire pour que grandisse et prospère tout ce qui unit le monde arabe et l'Europe ? », s'est-il demandé. Et il a ajouté en s'adressant aux personnalités invitées qui représentent 21 pays arabes : « Ce que vous allez faire, aujourd'hui, permet de lever une espérance sur ce que nous sommes capables de faire ensemble. Vous allez faire de sorte que face aux guerres, aux conflits, le monde arabe soit une réponse, pas un problème ». Et de continuer : « Vous allez démontrer que ce renouveau que vous appelez est là aussi. Renouveau porté par la jeunesse et les femmes qui se battent pour faire entendre la voix de l'humanité...et puis il ya aussi le renouveau démocratique, quand un pays comme la Tunisie arrive, avec sa révolution, à faire que la transition s'accomplisse jusqu'au bout. » « Aujourd'hui, c'est l'intelligence, la création et l'innovation du monde arabe que vous célébrez », a déclaré, à son tour, Jacques Lang, dans son allocution de bienvenue à Hollande et aux invités. Pour conclure son discours, le président de l'IMA, nous a gratifiés de quelques vers d'Ibn Arabi (théologien, juriste, poète, métaphysicien et dont l'œuvre domine la spiritualité islamique depuis le XIIIe siècle), pour dire que la religion qu'il professe est celle de l'amour. A la fin de la séance d'ouverture des travaux, les invités (des intellectuels, des entrepreneurs et des initiateurs de projets), se sont retrouvés dans les couloirs de l'IMA et sous une tente installée à l'occasion d'une exposition dédiée au Maroc. En sirotant leur thé à la menthe et en dégustant des gâteaux, ils ont échangé leurs points de vue à propos des interminables malentendus entre Orient et Occident, ces problèmes qui agitent le monde contemporain, et la période éprouvante que vivent les français. On s'est posé un tas de questions : les assassins se sont-ils attaqués à la liberté d'expression, ou plutôt à la liberté de blasphémer l'Islam et de critiquer et caricaturer le Prophète ? Peut- on, après ce qui vient de se passer, juger l'attitude des dessinateurs de l'hebdo ? N'est-elle pas inutile et provocante ? A quoi est-ce que cette période de doute pourrait-elle aboutir ? Les sociétés arabes sont en pleine métamorphose, quel serait le prochain tournant ? Le rôle des démocrates et de la société civile « La bataille est de l'autre côté de la Méditerranée », assure Bassma Kodmani, directrice de l'Arab Reform Initiative, lors de la table ronde introductive. « L'événement (l'attentat) oblige les démocrates arabes à se poser. Il y a un travail majeur, et de longue haleine à entreprendre au niveau du système éducatif, de la liberté d'expression, de la place de la religion dans les institutions publiques, et de l'espace public et de ce qu'on essaye d'y représenter,» explique-t-elle. Pour appuyer son propos, la Syrienne parle de « clarté conceptuelle » chez les Tunisiens. Et en essayant d'identifier les forces de renouveau, elle évoque l'exception tunisienne, en disant : « Pour la première fois, c'est la société elle-même qui est parvenue à une force, en imposant des articles dans la constitution qui clarifient la relation entre la religion et l'Etat. » « Nous avons dépassé les débats d'idées, conclut-elle, il est temps de mettre en place des structures qui mettent en œuvre ces idées ». Le Tunisien Lotfi Maktouf, président d'Almadanya (Fondation tunisienne pour le développement de l'éducation, l'environnement et la culture), intervenu sur le thème «Education» et dans le cadre d'une session appelée « Inspiration », est convaincu du fait que l'innovation ou le renouveau ne viendront pas d'une institution publique. Il rejoint, en quelque sorte et sans le savoir, Bassma Kodmani, qui dit que le secteur privé ou la société civile ont un rôle très important à jouer en étant derrière ces institutions qui prônent la démocratie. Après avoir exposé son programme qui assure le transport de 6.000 écoliers dans 8 gouvernorats, Maktouf explique qu'en prenant en charge ces enfants, Almadanya investit dans l'avenir du pays et préserve autant d'enfants du risque d'abandon scolaire et de toutes ses conséquences. D'après lui, le programme lancé au printemps 2012 a déjà donné de bons résultats : l'absentéisme est devenu insignifiant, il y a une prise de conscience de l'importance du savoir et une augmentation significative des moyennes et des bénéficiaires. « D'autant plus, a-t-il ajouté, qu'un esprit de volontariat pour la gestion des points de rassemblement pour les écoliers s'est rapidement développé auprès des parents et des habitants ». Mais à quel moment l'Etat va-t-il se responsabiliser et prendre le relais ? Là est la question. La voix des femmes Et si le changement venait des femmes ? Comment l'éducation et la transmission du savoir scientifique impulsent-elles l'émergence de la voix des femmes ? De quelle manière les femmes scientifiques contribuent-elles aux changements de la région arabe ? Telles ont été les questions débattues lors de la rencontre avec quatre voix arabes, aussi exceptionnelles les unes que les autres. Il y a Zohra Ben Lakhdar, professeur à l'Université, et l'une des premières femmes en Tunisie, qui ont choisi de travailler dans le monde scientifique. Elle a fait ses études en France et a souhaité rentrer au pays pour contribuer à son progrès et lui rendre ce qu'il lui a donné : l'éducation. On a beau la décourager, mais la scientifique a tenu bon, finissant par former toute une génération de femmes, devenues aujourd'hui très actives dans le domaine. « Nos pays ont besoin de scientifiques, de leaders et de femmes politiques », avoue Zohra Ben Lakhdar. Nagwa Megid, professeur au Centre national de recherche du Caire, quant à elle, a travaillé sur 10.000 familles et enfants à besoins spécifiques. Elle leur a permis d'améliorer leur situation, d'en parler, et surtout d'avoir confiance en une personne scientifique. Elle a, également, mis en place un site web qui explique comment faire face aux maladies génétiques, et qui offre en même temps un espace d'expression et d'échange pour les patientes. Habiba Al Safar est assistant-professeur à l'Université de sciences Abou Khalifa des Emirats arabes unis. Sa famille, pourtant conservatrice, l'a encouragée à faire ses études de chimie aux USA. Après avoir préparé son doctorat en Australie, elle a décidé de retourner au pays pour réaliser son rêve : une génération future sans diabète. Cette maladie de type 2 ronge une bonne part de la population des Emirats. Après avoir mené une recherche de 8 mois sur 24.000 patients, Al Safar crée une fondation pour la recherche qui compte 32.000 patients dans ses registres. Farah ouechtati, assistant-professeur à l'Institut Hédi Raïs d'ophtalmologie et à l'Institut Pasteur de Tunis, mène actuellement des recherches sur cette mystérieuse maladie qu'est l'Alzheimer. Après avoir raconté son parcours, Pr Farah a évoqué l'importance des associations tunisiennes, dont la plupart ont été créées après la révolution du 14 janvier 2011. Elle fait allusion à ces associations de patients où l'on apprend à faire face à la maladie, à la comprendre et à l'accepter, avec l'aide des professionnels de la santé. «Ces associations peuvent encourager et améliorer la recherche scientifique. Elles permettent surtout de créer un lien entre la société et le monde scientifique connu pour être fermé». « Partager ses connaissances et faire en sorte que la science devienne accessible et populaire », tel était le mot de la fin de Farah, suivi de celui d'Al Safar, qui invite ses collègues du monde arabe à constituer des réseaux et à travailler ensemble pour l'innovation et le progrès.