Les universitaires en Tunisie comme ailleurs sont attentifs aux publications internationales des classements de leurs institutions. Qu'ils appartiennent à des universités privées ou publiques, ils savent que leurs institutions sont en concurrence, qu'il s'agisse d'attraction des meilleurs étudiants, de financement de la recherche, sans oublier le sentiment de fierté d'appartenir à une université bien classée et autres motifs personnels. On sait que tout classement a pour critères: une vision, une stratégie ainsi que des normes que l'on prétend universelles mais qui reflètent en réalité une représentation du rôle de l'enseignement universitaire et de la recherche. Or toute représentation mentale n'est pas dissociée d'un contexte ni d'une orientation politique. Lorsque la première université Ezzitouna a été créée en l'an 737 à Tunis les objectifs étaient l'enseignement religieux et littéraire islamique. Pour Wilhelm von Humboldt, fondateur de l'université de Berlin au 18e siècle, l'université est un lieu où l'enseignement, la recherche et la liberté sont indissociables. De nos jours, les classements internationaux diffusent à travers le choix des critères et de la méthodologie de mesure de la performance des universités, une conception de ce qui est jugé importer le plus dans les accomplissements des universités de qualité. Par exemple, Quacquarelli Symonds, un organisme basé au Royaume-Uni, classe les universités selon leurs scores relatifs à la réputation académique, celle auprès des employeurs, le ratio enseignant/étudiant, les citations par papier, et la diversité internationale. Même si les universités tunisiennes figurent dans la partie inférieure de l'échelle du «QS World University rankings», et ne font pas partie des dix meilleures universités du monde arabe, certaines se positionnent à des niveaux intermédiaires par rapport à cette dernière catégorie d'universités: l'Université de Tunis El Manar se distingue par les résultats de recherche et les sciences médicales, l'Université de Carthage par l'engineering et la collaboration internationale et l'Université de Sfax par les citations par papier et l'impact régional. Le "Times Higher Education (THE) World University Rankings", un autre organisme britannique, retient, entre autres critères, les revenus de l'université issus de l'industrie. Quant au classement de Shanghai (Academic Ranking of World Universities) réalisé par l'université Jiao Tong en Chine, il privilégie l'excellence dans la recherche: prix Nobel, médailles, chercheurs très cités, etc. Les critères de mesure adoptés par les divers organismes de classement des universités à une échelle globale ne correspondent pas nécessairement aux choix nationaux de la mission assignée à l'université. Reconnaissant ce biais, certains pays se sont dotés de leurs propres critères de l'évaluation de la qualité de leurs institutions universitaires. L'Inde par exemple s'est dotée d'un conseil national d'accréditation et d'évaluation et de codes d'évaluation différents selon les domaines scientifiques(1). Certaines grandes universités chinoises abandonnent le classement international, invoquant le fait que les règles de classement de la qualité des universités et des disciplines ont été élaborées sans tenir compte de la réalité et des conditions nationales de la Chine, plutôt que de chercher à se hisser au rang d'universités de classe mondiale, elles préfèrent tenir compte de leur enracinement en Chine(2). Lorsqu'un pays choisit de se doter de son propre code d'évaluation, sans pour autant réfuter l'intérêt des classements internationaux, cela génère une dynamique à plus d'un titre. D'abord, la définition des critères d'évaluation suppose l'organisation d'un débat sur les missions nationales qui sont supposées être attribuées aux universités. Ensuite, les codes peuvent être améliorés grâce à un processus d'essais et erreur et au fur et à mesure du besoin de les adapter aux diverses vocations des institutions (écoles, facultés, universités) et aux changements qui interviennent dans les technologies et autres paramètres du contexte national et international affectant l'enseignement universitaire et la recherche. Un classement national des institutions universitaires pourrait fournir une information fondée sur une évaluation et non sur des impressions de réputation qui peuvent être trompeuses pour celui ou celle qui est à la recherche d'une formation de qualité. Si l'on vise l'établissement d'un tel système, l'intérêt qu'il suscitera dépendra de la pertinence des indicateurs de mesure et de la précision des objectifs attendus dans le cadre d'une politique claire: pourquoi former et faire de la recherche scientifique? Serait-ce pour réaliser des avantages compétitifs dans une économie de la connaissance mondialisée? Attirer des étudiants étrangers? Favoriser l'emploi des diplômés? Booster l'entrepreneuriat? Apporter une pierre à l'édifice du savoir humain?...Il faudra aussi réaliser un diagnostic des maux et des insuffisances qui marquent la situation actuelle des universités dont le traitement conditionne la bonne performance. Le diagnostic sera boiteux si l'on évacue les motivations des étudiants, leurs perceptions de leur avenir personnel, leur «culture partagée» et aussi leurs initiatives individuelles ou collectives pour combler le manque qu'ils observent dans les programmes auxquels ils sont soumis à l'université. Les difficultés actuelles qui ont nui à la performance qualitative de nos universités nationales semblent se situer à quatre niveaux au moins: la pédagogie, l'enseignement de masse, la tendance des étudiants à se focaliser sur l'obtention du diplôme plutôt que l'acquisition de savoirs et de compétences, et les rigidités d'une administration centralisée focalisée sur la "rentabilité interne" des institutions. Si les universités publiques ne sont pas autonomes ni en matière de recrutement et de rémunération des enseignants, ni en matière de recrutement des étudiants, ni dans l'adoption d'activités susceptibles de création de la valeur… à quoi serviraient les évaluations et les accréditations internationales? "Il est absurde d'introduire n'importe quelle procédure d'évaluation (à moins que ce soit l'Etat qui veuille s'évaluer lui-même), et en aucun cas cela ne pourrait créer un environnement compétitif pour la recherche et la formation"(3), écrivait Maria Petmesidou à propos de l'enseignement supérieur en Grèce souffrant du poids d'une administration centralisée. Si des universités privées autonomes réussissent dans notre pays malgré la concurrence, pourquoi soumettre les universités publiques aux lourdeurs administratives et ne pas les mettre en concurrence ? Un système d'évaluation et de classement national appliqué selon des critères cohérents avec les choix politiques de la mission assignée à l'enseignement supérieur et la recherche placerait les universités en concurrence selon leur performance dans la réalisation des objectifs nationaux. En outre, l'autonomie des universités peut constituer une source de création de richesse à condition d'adopter un business model qui permette de recueillir des ressources financières, grâce par exemple aux bénéfices à retirer de l'enregistrement de brevets, l'offre de formations à des dirigeants et des cadres, toutes organisations confondues, l'organisation payante de compétitions sportives entre équipes d'étudiants affiliés à différentes universités, la location d'espaces à des tiers durant les vacances particulièrement longues d'été, la collecte de dons d'anciens étudiants… Des business models réussis soulageraient le budget de l'Etat et fourniraient aux universités publiques les moyens de prospérer. Riadh Zghal (1) Vikram Parekh & Apoorva Mishra (2020), "Perception Study among Key Stakeholder of Hei towards Accreditation" International Journal of Advance and Innovative Research, Volume 7, Issue 1 (VIII): January - March, (2) Futao Huang and Gerard A. Postiglione (2022), "Are Global University Ranking Tables Still Valued in China?", International Higher Education, N° 112, Autumn (3) Maria Petmesidou (1998) "Mass Higher Education and the Social Sciences in Greece", International Sociology, vol 13 (3): 359-384