Originaire d'Egypte, établie en Tunisie, Nadia Ghrab qui est de formation scientifique, a fait une carrière d'enseignant chercheur à l'Ecole Nationale d'Ingénieurs de Tunis et s'adonne à l'écriture, sa passion de toujours. Dans « Dépassements », son premier recueil de nouvelles (Editions Arabesques), elle ose à travers ce travail de partage qu'est l'écriture, franchir les frontières du Moi et de la solitude pour aller vers l'autre… Par les temps qui courent et en pleine pandémie, l'Autre lui manque. Nadia Ghrab considère cette pandémie comme un portail entre le monde d'hier et celui de demain. Allons-nous entrer dans l'avenir en emportant avec nous, l'air irrespirable de nos cités, nos plages polluées, nos oasis dévastées? se demande-elle. Nadia Ghrab nous livre par le biais de ses témoignages, aussi bien son vécu que sa conception du monde à l'heure du confinement, avec l'espoir que l'Humanité dépasse cette crise, et que devienne obsolète, ce nécessaire mais terrible concept de distanciation sociale, barrières inédites entre les gens. Regarder passer le temps Parenthèse étrange, cette période de ma vie. Temps en suspens, comme en apesanteur, à peine lié à un passé proche qui, déjà semble irréel, cheminant sans doute vers un avenir, dont les traits bien vite se brouillent, à chaque image que j'en esquisse. Temps d'étrange consistance, cotonneux, capricieux, volatile, libéré des divisions qui, d'ordinaire l'enserrent. Je me dis que je vais enfin avoir le temps de regarder passer le temps. Et j'y arrive, par instants trop brefs, car le temps qui se moque de mes envies, s'emballe soudain, reprend sa course démente. Et je reste sur ma faim. Temps de tristesse, parce que trop de gens meurent injustement, privés de la tendresse des êtres chers. Cruelle solitude au seuil du grand voyage. Temps désespérant, cynisme de ceux qui cachent farines ou semoules, cupidité sourde aux besoins élémentaires des plus fragiles. Temps de l'espoir, dévouement des soignants qui, dépassant leur fatigue, les besoins des leurs, se donnent entièrement aux malades. Réconfort physique et moral. Temps de l'inquiétude, détresse de tant de travailleurs journaliers, dont les familles soudain, n'ont plus de quoi manger. Temps de la solidarité, entraide improvisée, société civile s'efforçant de pallier les besoins les plus pressants. Temps sublime d'humanité, générosité de patients en réanimation cédant leur respirateur à un malade plus jeune; offrande d'un supplément de vie. Ce matin, besoin urgent d'un peu de ciel; je me rends au jardin. Les dernières semaines, atteint par la léthargie ambiante, le soleil s'était confiné, les tortues avaient repris leur hibernation. Aujourd'hui couleurs de fête. Soleil joueur, qui tour à tour taquine tous les coins du jardin. Tortues accourant vers moi, préférant le contact affectif à la salade offerte. La grande folie du printemps est en marche, j'étais restée en dehors. Les bougainvillées me jettent au visage les couleurs vives de leurs bractées, les marguerites blanches offrent leur cœur à la caresse du soleil. Au milieu de la gravité qui m'habite, une timide joie de vivre fait son chemin, je m'émerveille de ma respiration qui se fait sans effort, perpétuant en moi la vie. Pensée émue pour tous ceux qui, en ce moment luttent pour vivre, à l'aide d'un respirateur. Ce temps particulier est marqué par l'abandon de tâches de l'ordinaire, au profit d'autres tâches. Je me retrouve à laver légumes et fruits au savon, comme au pays de mon enfance, j'enrichis avec plaisir mon répertoire de cuisine tunisienne. Je découvre des choses en moi, en mes proches, dans ma maison, que j'ignorais ou que j'avais oubliées. Et je renoue avec l'écriture, cette deuxième activité devenue mienne. « Dépassements » : renaitre à une vie nouvelle Après une carrière scientifique, mon premier recueil de nouvelles, « Dépassements », vient de paraître. Se consacrer avec délices à une activité différente, c'est renaître à une vie nouvelle. J'aime à me retrouver débutante dans un domaine inexploré; enthousiasme juvénile ! Dans ce temps sans mesure, je m'efforce de reprendre la rédaction du roman entamée il y a quelques mois. Il me faut pour cela dépasser la rupture entre la vie d'avant et ce drôle de présent. Dépasser les barrières que la société érige entre les gens. Mes nouvelles relatent des rencontres insolites et belles entre des personnes appartenant à des mondes différents. Sur le plan personnel, on est conditionné par de nombreux déterminismes. Je rêve que chacun puisse se libérer de son personnage préfabriqué et dépasse les contours d'un horizon trop étroit. Aujourd'hui, je désire comme nous tous, que le monde dépasse cette crise, que devienne obsolète ce nécessaire mais terrible concept de distanciation sociale, barrières inédites entre les gens. L'autre nous manque. Une crise est un révélateur; elle met en relief ce qui ne va pas. Sur le plan personnel, elle est pour moi l'occasion de hiérarchiser mes besoins, les choses qui comptent le plus pour moi. Je veux me délester de ce qui est secondaire. Au niveau mondial, réussirons-nous à revoir priorités et besoins ? Cette pandémie est comme un portail entre le monde d'hier et celui de demain. Allons-nous entrer dans l'avenir en emportant avec nous l'air irrespirable de nos cités, nos plages polluées, nos oasis dévastées ? Notre imagination collective sera-t-elle capable de dessiner un monde plus beau ? Pandémie qui a mis l'accent sur la fragilité de nos vies, quelque soit notre statut. Et mis en relief le danger que représentent les fortes inégalités sociales. Allons-nous continuer à imposer un supplément de précarité à de larges franges de nos sociétés ? Parions sur cette épreuve commune pour créer un sursaut de lucidité. Témoignages recueillis par :