J'ai toujours cru que j'étais un homme à principes et comme – toutes les personnes de mon espèce -, j'étais imperturbablement convaincu que j'avais raison à toute occasion et que les autres étaient ans l'errance absolue et dans les ténèbres jusqu'au jour où je découvris que je ne valais pas mieux que les autres. Pire : mes principes – qui n'étaient pas les miens en réalité, mais que j'avais hérités en bloc d'un maître en philosophie politique, étaient la cause de mon échec. Je n'avais réussi en rien. Ni professionnellement, ni socialement, ni familialement... J'étais devenu ce qu'on appelle avec mépris une « chair à chaise ». Un être qui demeure collé à son siège pour l'éternité. Voici, donc, l'histoire de ma triste et insignifiante vie.
Sans ambition J'aurais pu aller très loin dans mes études mais je ne voulais pas devenir patron. Mes principes me l'interdisaient, ou peut-être que j'étais tout simplement paresseux et sans ambition. Je suis, quand même, arrivé à décrocher une maîtrise en sciences économiques et un poste de cadre dans un ministère adéquat. Au bout de quelques petites années, je fus nommé chef de district. Pour moi, c'était une évolution normale sans interventionnisme aucun. Je pense que le retour de manivelle a commencé à cette période-là. Mes principes - encore eux – m'interdisaient de toucher des pots-de-vin... et c'était une grosse erreur. Je me devais d'accepter avec bonheur ces petits cadeaux, convenablement clandestins, que mon titre m'imposait. Mais je refusais, j'étais un idiot à principes. Et ce qui devait arriver arriva. Ils ont conspiré pour ma perte et ils ont eu ma peau. Je fus mis au frigo, ce petit débarras où l'on jette les fonctionnaires qui n'ont pas su faire corps avec la machine. J'ai accepté ce tour du sort avec fierté. J'étais convaincu d'avoir raison et que la Machine se devait de prendre conscience de son erreur à mon rencontre et de me réhabiliter. Je me trompais. La Machine m'avait tout bêtement oublié... en supposant qu'elle s'est souvenue de moi un jour ou l'autre.
Jamais existé Pendant un an, je pointais à l'heure et ne quittais mon « frigo » qu'après avoir accompli mes huit heures de présence administrative. J'espérais que cela attirerait l'attention de mes supérieurs en ma faveur. Mais il n'y eut aucun signe en ce sens. Alors, je commençais à pointer un peu plus tard espérant que mes supérieurs allaient m'interpeller pour me signifier mon manque d'assiduité. Je pensais, alors, profiter de cette occasion pour défendre ma cause, mais personne ne m'interpella. Je me rendis alors compte que pour la Machine, je n'existais plus... que je n'ai même jamais existé. Je décidai, alors, de ne plus pointer au travail. D'autant que j'étais tombé par hasard sur une annonce parue dans un journal qui stipulait que ceux des personnalités honorables qui ont raté leur carrière pouvaient se recycler en cobayes supérieurs, en se présentant à midi dans une espèce de restaurant de recherche où ils pourront se nourrir et se désaltérer gratuitement. Enfin, pas tout à fait gratuitement, puisqu'on devait, après chaque séance, puiser dans nos veines dix centilitres de sang. Ce n'était pas cher payé... mais, enfin, je pris goût à ce rythme. Dès que j'ouvrais les yeux vers dix heures du matin, je ne pensais à rien d'autre qu'à me hâter de rejoindre ma chaise placée à l'entrée de ce restaurant de recherche médicinale. Elle était placée à l'entrée, là où l'air circulait plus facilement qu'au fond de cet espace fermé. J'étais convaincu que c'était là un privilège incommensurable. Je ne quittais ma chaise qu'au moment de la fermeture... convaincu d'avoir accompli mon devoir national de donneur de sang. C'était là le plus grand titre de reconnaissance que je pouvais espérer, jusqu'au jour où j'ai appris – en lisant un article - que mon sang et celui de mes semblables qui hantaient ce genre de restaurant, étaient utilisés pour la création d'un poison contre la prolifération des moustiques. J'étais déçu, mais n'avais plus les moyens de changer de vie. Je demeurais cloué à ma chaise... Au bout de quelques années je me permis même plus la peine de rentrer chez moi. Les ouvriers du restaurant m'oubliaient et je passais la nuit collé à ma chaise... A tel point que même où il m'arrivait des fois de vouloir satisfaire un besoin naturel, ma chaise se levait pour accomplir ce devoir et je restais assis dans l'air comme une statue jusqu'au retour de ma chaise. Au début, certains camarades qui avaient les mêmes principes que moi, venaient me tenir compagnie comme pour témoigner de la force de notre pensée commune. Mais, je me rendis compte rapidement que c'étaient des ratés comme moi. La société a eu raison de nous. La société a toujours raison... J'ai eu tort de m'ériger en donneur de leçons. Un jour, le propriétaire du restaurant a décidé de changer le mobilier et je me suis retrouvé à la casse avec les vieilles chaises et les tables boiteuses. J'avais pourtant des principes.