Il peut s'avérer très instructif de s'arrêter quelque peu sur le contenu proposé quotidiennement sur les pages d'accueil de « MSN » et de « Yahoo ! » En effet, ces deux sociétés américaines qui opèrent dans le domaine du portail web et dont le contenu est parcouru chaque jour par des centaines de millions d'internautes à travers le monde, disposent d'une visibilité massive, tous médias confondus et proposent,avec « Gmail »,les applications les plus populaires d'acheminement du courrier électronique. Ces deux géants de la « nouvelle économie » (déjà passée de mode, l'obsolescence étant l'unanimité d'internet) se sont dotés de pages d'accueil qui ainsi permettent d'accéder à leurs différents services (messagerie, moteurs de recherche, météo, shopping, finances, etc.) Afin de les rendre plus attractives et en espérant fidéliser le visiteur qui reste avant tout un abonné potentiel, ils ont recours à une profusion d'informations plus ou moins anecdotiques, majoritairement composées de dépêches issues des principales agences de presse et qui ont pour but de maintenir l'internaute dans l'urgence toujours plus grande du « temps réel » (notion opportune constituant l'une des grosses ficelles utilisées commodément par les médias et ayant notamment pour avantage d'être un puits sans fond). « MSN » et surtout « Yahoo ! » sont les fruits de l'ingéniosité de startupers des années 90 (création de « Yahoo ! » par David Filo et Jerry Yang à l'université Stanford en 1994 puis lancement de « MSN » à l'occasion de la sortie de Windows 95).Soumises à une fascination certaine devantl'avènement d'un nouvel outil technologique (ce qui est très souvent le cas, qu'on se souvienne de l'arrivée de la TSF, de la télévision, du magnétoscope, du compact-disc, etc.), les années 90 ont été une période particulièrement favorable à l'éclosion puis à la dissémination d'un discours apologétique à l'échelle planétaire quant aux méritessupposés du « village global » et de l'internet communautaire, et forcément libertaire, capable,à lui seul,de briser toutes les aliénations des sociétés contemporaines :« surfez ! Vous êtes libres ! »… Vaste programme dont on peut mesurer chaque jour l'innocuité des effets. Lorsque l'on s'intéresse d'un peu plus près au contenu de ces pages d'accueil, deux choses peuvent marquer l'internaute lambda : tout d'abord la foultitude de questions ou de questionnaires qui en occupe une large part ainsi que la profusion de classements qui occupe majoritairement la part restante. « Comment être la plus sexy ? », « comment rencontrer l'amour ? », « quels évènements people ont marqué l'année ? », « test QI : êtes-vous dans la moyenne ? », « peut-on aimer deux personnes à la fois ? », « que s'est-il passé à la télé hier soir ? » etc. Et ce n'est là qu'un très mince florilège de ce qu'il est possible de voir, et de subir, en parcourant les pages citées. L'un des principaux mythes d'internet a toujours consisté à prétendre donner (ou redonner) la parole, mais à qui au juste ? Tout simplement au public, mais jamais au peuple ce qui serait parfaitement hors de propos, et c'est là une différence de taille. Car un public est toujours « ciblé », ses attentes sont soupesées en amont et ses espérances sont quantifiées par des indicateurs. Rien ne doit contester ou excéder le discours dominant, tout se doit d'être confiné dans la moyenne et le public se repaîtra de constater qu'il en fait bel et bien partie, que son image est heureusement conforme à celle que le miroir internet lui renvoie, car il trouve là réponses à ses questions, même à celles qu'il ne s'était pas posées, mais que les pigistes du net auront chevaleresquement anticipées pour lui et s'ils sont dotés de cette si bienveillante capacité c'est donc qu'ils maîtrisent bien leur sujet, qu'ils savent de « qui » ils parlent… et ils parlent… de « moi », CQFD. Les questionnaires surabondants, qui sont réactualisés au quotidien par une armée de rédacteurs sous-payés, sont un syncrétisme ravageur qui tient à la fois du courrier du cœur des pires revues bon marché et de la psychologie de bazar ; ainsi les lieux communs « psy » (« êtes-vous une mauvaise mère ? »), les notions « psychologisantes » (« est-il parano ? ») qui articulent tous leurs discours sur le besoin construit « d'avouer » ses fautes ou ses penchants, de se connaître et de se dire, jusqu'à la logorrhée, y reçoivent systématiquement un accueil favorable, et le tout occasionne des questionnements pseudo-existentiels à peine dignes d'un café du commerce de sous-préfecture (« comment être un bon coup ? », « pourquoi préfèrent-ils les jeunes ? », « êtes-vous sextoys ? ») qui vont consolider certaines constructions sociales et parasiter les imaginaires. Ces questionnaires sont autant de sommations déguisées et destinées à orienter les préoccupations de l'internaute qui se retrouve ainsi pris dans les filets de cette nouvelle hégémonie médiatique : « nous pouvons mieux parler de vous que vous-même», l'essentiel restant d'en parler. Leur aspect inquisitorialéclaire de façon aveuglantela mise en abime perpétuelle, le jeu de miroir permanent auquel se livrent les médias et leur public, signe de la bonne santé d'une dialectique devenue quasi totalitaire,car ne laissant pratiquement plus aucun espace à la différence ou à la contestation (elle propose ses propres notions contestataires « prêtes à l'emploi »), produisant un discours uniformisé (l'information dispensée l'est avant tout sous forme de compilation et l'essentiel de ce qui est véhiculé a déjà été dit ou écrit ailleurs), proposant son paradigme du réel (l'antagonisme des notions, la concurrence universelle, l'apologie du marché) et occupant la presque entièreté de ce qui est disponible sur internet. Il serait erroné de croire qu'il n'y a là rien que de très distrayant ou d'inoffensif, car ce faisant les rédacteurs, tout comme les participants, entérinent une vision sociale particulière et valident tout un système de valeurs. Cela devient encore plus flagrant lorsque l'on examine les nombreux classements qui figurent chaque jour dans les pages d'accueil des entreprises citées. Tout y est mis en concurrence, les acteurs, la cuisine, la chanson, la sexualité (l'un des thèmes récurrents des classements), les sorties de films, les hommes politiques, les régimes alimentaires, l'éducation des enfants, les sportifs, les meilleures universités, les religions, etc. Pas une idée ou une notion qui est évaluée ou comparée à une autre de façon pyramidale, hiérarchique. À ce rythme-là, il ne serait pas saugrenu d'imaginer pouvoir lire un jour « qui a inventé le plus de concepts, Platon ou Nietzsche ? Elisez le plus performant ! » Quoiqu'en disent leurs concepteurs, les classements proposés sont toujours quantitatifs alors qu'ils prétendent être qualitatifs, et surtout, ils dispensent avec une force de persuasion inégalable leur idéologie néolibérale qui présente et magnifie, comme seule vision pertinente du monde, la concurrence de tous contre tous, ce qui n'a rien d'étonnant quand on sait la place qu'occupent ces deux entreprises dans l'économie américaine et mondiale. Par ailleurs, l'une des conséquences sans doute les plus nocives générées par cette superproduction langagière est qu'elle mesure tout événement à l'aune du divertissement. Et c'est au beau milieu de tout ce fatras multicolore que l'on apercevra telle catastrophe survenue au bout du monde accompagnée de son cortège de morts, telle annonce de licenciements massifs causés par la délocalisation, rébellion matée dans le sang,exécutions capitales, épidémies...Cohorte stérile de l'horreur devenue médiatique qui aboutit à un gigantesque désintérêt, à une passivité globalisée, à un oubli sans cesse alimenté par une surcharge d'informations ne signifiant plus rien. En guise de conclusion, mention spéciale sera décernée au répugnant « on ne naît pas belle, on le devient » vu sur la page d'accueil de « MSN »… Au revoir Simone de Beauvoir, bonjour Paris Hilton ! Des décennies de lutte et de résistance à l'oppression et à la domination masculines pour finalement assister à l'épiphanie du bistouri et des canons de beauté au service des marchands de soupe du monde entier. Bien sûr, le moment venu, l'on se fendra d'un questionnaire ad hoc sur la boulimie, l'anorexie, la dangerosité de certains cosmétiques au mercure, etc. Puis, fort heureusement, l'été reviendra, il revient toujours. « On ne naît pas complice, on le devient ».