Sollicitée par l'Instance Vérité et Dignité (IVD) pour émettre un avis sur « l'adéquation du projet de loi sur la réconciliation économique avec les normes internationales dans les domaines de l'Etat de droit et de la démocratie», la Commission de Venise a largement désapprouvé ce texte qui divise aussi bien la classe politique tunisienne que les juristes. Dans son évaluation du projet de loi présenté par la Présidence de la République et visant à tirer un trait sur les dossiers de corruption et de malversation en vue de rétablir un climat propice à l'investissement, la Commission de Venise rappelle de prime abord que le fonctionnement de tout système de justice transitionnelle présuppose un large consentement. Elle note aussi que le succès d'un processus de la justice transitionnelle est étroitement lié à de nombreux facteurs, dont en premier lieu l'indépendance des instances – nouvelles ou déjà existantes – prévues pour sa mise en œuvre. Les experts de cette commission instituée par le Conseil de l'Europe en vue de fournir des conseils juridiques à ses Etats membres et, en particulier, pour aider les Etats qui souhaitent mettre leurs structures juridiques et institutionnelles en conformité avec les normes internationales dans les domaines de la démocratie, des droits humains et de l'Etat de droit précise que le projet de loi sur réconciliation dans les domaines économique et financier ne sera conforme à la constitution tunisienne que sous certaines conditions. «Un système de justice transitionnelle à double voie (devant l'Instance de Vérité et Dignité et devant la Commission de Réconciliation prévue par le projet de loi présenté par la présidence, NDLR) ne pourrait toutefois être compatible avec l'article 148 de la Constitution tunisienne qui prescrit l'application du système de justice transitionnelle dans tous ses domaines qu'à condition que ces deux voies soient équivalentes, donc largement similaires, qu'elles puissent, les deux, atteindre les buts de la justice transitionnelle énoncés dans l'ordre juridique tunisien et qu'elles respectent les principes d'un Etat de droit», souligne la commission dans ses conclusions relatives au projet de loi. Elle fait cependant remarquer que la Constitution tunisienne n'impose pas de forme ni d'organe particuliers pour la réalisation de la justice transitionnelle, et la loi organique n° 2013-53 n'interdit pas non plus l'adoption d'une législation spéciale relative aux domaines économique et financier. Conflits de compétence La Commission de Venise estime, d'autre part, que la commission de réconciliation proposée par le projet de loi élaboré par la présidence tunisienne «ne présente pas de garanties suffisantes d'indépendance pour pouvoir considérer que le mécanisme de justice transitionnelle opéré dans le domaine de la corruption financière et le détournement des deniers publics serait équivalent aux mécanismes opérant dans les autres domaines». Elle précise également que la procédure devant la Commission de réconciliation «ne présente pas de garanties suffisantes d'établissement de la vérité ni de publicité», et «ne permet pas de réaliser l'un des objectifs de la justice transitionnelle, à savoir la réforme des institutions». Sur un autre plan, les experts de la commission de Venise pensent que l'annulation de manière générale prévue à l'article 12 du projet de loi de toutes les dispositions relatives à la corruption financière et au détournement de fonds publics mentionnés dans la Loi fondamentale n° 53-2013 du 24 décembre 2013 est contraire au principe de la sécurité juridique. Elle risquerait de provoquer des conflits de compétence insurmontables entre la Commission de réconciliation et l'IVD, ce qui ne saurait accélérer le processus de la justice transitionnelle, ni en améliorer l'efficacité. La Commission de Venise considère, par ailleurs, que la base juridique de l'IVD ne doit pas être modifiée d'une manière qui, en effet, rendrait ses travaux sans objet et, ainsi, compromettrait l'objectif de réconciliation nationale. «Si la loi organique n° 2013-53 est considérée comme insuffisante pour atteindre ses objectifs, notamment dans les domaines économique et financier, une révision s'avère donc nécessaire, ce qui relève de la compétence du législateur, en respectant le cadre du droit supérieur (la Constitution). Il va de soi qu'un tel projet de loi ne pourrait être élaboré qu'en collaboration avec la société civile et les institutions compétentes en la matière, notamment l'IVD», suggère-t-elle. La Commission de Venise précise enfin que les représentants de la présidence tunisienne ont exprimé leur disponibilité à travailler avec elle dans le but de proposer des amendements au projet de loi à la lumière des recommandations contenues dans cet avis intérimaire. Selon les juristes, l'avis de cet organe est purement consultatif et n'engage en rien le gouvernement. A noter que Commission de Venise a été saisie à plusieurs reprises par diverses institutions tunisiennes depuis 2011, notamment l'Assemblée constituante et l'Assemblée des représentants du Peuple (ARP).