Dans le débat économique tunisien, le secteur informel est souvent présenté comme le principal obstacle au redressement productif. Selon les estimations de la Banque mondiale et de l'Institut national de la statistique (INS), il représente environ 25 % du PIB et près de 30 % de la population active. Ce poids est significatif, mais il ne suffit pas à expliquer l'atonie, pour ne pas dire la relative stagnation économique du pays. L'économie informelle tunisienne présente un double visage. D'un côté, elle joue un rôle d'amortisseur social, en absorbant une partie du chômage, en soutenant la demande locale et en assurant un minimum d'activité dans les périphéries urbaines et les régions marginalisées. Durant les crises récentes – sanitaire, énergétique ou inflationniste – elle contribue à maintenir un niveau vital d'activité. Mais de l'autre, une fraction de cet informel alimente la contrebande, la fraude et accentue une concurrence déloyale, notamment dans les circuits de distribution et certaines filières industrielles. Cette économie parallèle érode les recettes fiscales, fragilise le secteur formel et fausse la concurrence. Le véritable enjeu n'est donc pas la taille de l'informel, mais son intégration dans une stratégie économique bien plus cohérente. Les pouvoirs publics tunisiens se sont transformés, ils ont mué sous la pression de contraintes multiples. Au cours des dernières années, ils ont dû absorber des pressions sociales importantes (réintégration de personnels, subventions, charges financières) et ont vu s'accroître une bureaucratisation tatillonne et imprévisible. Cette dynamique a grevé leur capacité d'action productive, car le déficit récurrent n'est pas tant dû à un essor incontrôlé des dépenses qu'à une insuffisance structurelle des recettes fiscales : la pression fiscale s'élevait à 25,4 % du PIB en 2023, tandis que les dépenses publiques atteignaient 35,4 % du PIB, créant un écart structurel de près de 10 points. Cette situation s'est traduite par un recul de l'investissement public, dont la formation brute de capital fixe (FBCF) est tombée à 5–8 % du PIB. La puissance publique dépense donc beaucoup, mais investit peu ; ce n'est pas son absence qui freine la croissance, mais l'usage contraint et peu flexible de ses ressources. Le secteur privé, moteur historique de la croissance tunisienne, a lui aussi été affecté par le manque de visibilité et l'instabilité. La part de l'industrie dans le PIB est passée de près de 17 % en 2010 à environ 14 % en 2023, et l'investissement net privé s'est effondré, ne représentant plus que 3 à 6 % du PIB sur la décennie, selon les données récentes de l'INS et de la Banque mondiale. Les incertitudes politiques, la faiblesse de la demande intérieure (salaires bien trop bas) et les contraintes de financement freinent la prise de risque et l'innovation. Le tissu industriel, longtemps tourné vers la sous-traitance et les exportations à faible valeur ajoutée, peine à se réinventer. Les initiatives d'intégration locale, d'innovation technologique ou de montée en gamme restent marginales. Une fois combiné avec l'investissement public, le niveau d'investissement net national demeure notoirement insuffisant pour renouveler et moderniser le tissu industriel du pays. Il en résulte une économie où le secteur public gère sans investir, et le secteur privé produit sans se transformer, laissant la Tunisie dans une situation de stagnation prolongée. La relance économique ne suppose pas de réduire la sphère publique, mais de la réorienter vers l'investissement productif et la coordination stratégique sectorielle – autrement dit, un retour de l'action planificatrice. Les autorités nationales doivent redevenir un acteur économique stratège, sélectif et efficace. Cela implique une refonte en profondeur de la commande publique, qui pourrait devenir un levier central du développement s'il s'agissait de mieux cibler les filières locales, de réduire les délais de paiement et d'introduire des clauses de contenu national pour soutenir les petites et moyennes entreprises. Un accompagnement sélectif, mais soutenu par des financements bancaires mieux fléchés, pour ne pas dire contraints, est également nécessaire. Cela suppose aussi de réallouer les ressources budgétaires : diminuer la part des dépenses de fonctionnement et accroître les investissements d'avenir dans les énergies renouvelables, les infrastructures, le numérique et la transition écologique. Plutôt que d'imposer la formalisation, il s'agit de créer des passerelles : fiscalité adaptée, microcrédit, accompagnement administratif (autorisation, filet de protection sociale), accès graduel aux marchés publics. Une politique d'inclusion économique vaut mieux qu'une politique de répression fiscale. En définitive, la Tunisie ne souffre ni d'un excès d'Etat ni d'un excès d'informel, mais d'un déséquilibre dans la structure de son économie : des institutions publiques muées sous la pression de contraintes multiples, un secteur privé pusillanime et peu innovant, et un secteur informel qui, malgré son rôle social et économique, pénalise la dynamique d'ensemble. Insistons, quitte à répéter : « Le secteur public gère sans investir, et le secteur privé produit sans se transformer. » Repenser les ressorts du développement tunisien, c'est restaurer la capacité de l'Etat à investir, orienter et coordonner, sans accroître sa charge mais en redéployant ses priorités. C'est aussi faire converger l'économie publique, privée et populaire autour d'une même ambition : reconstruire la base productive du pays et restaurer la confiance dans le projet national. Par Hédi Sraieb Docteur d'Etat en économie du développement Commentaires Que se passe-t-il en Tunisie? Nous expliquons sur notre chaîne YouTube . Abonnez-vous!