Nous sommes en mai 1986. Un colloque scientifique sur l'intelligence artificielle est organisé à Tunis par le département des sciences de l'informatique à la Faculté des sciences de Tunis en collaboration avec l'Institut national de recherche en informatique et en automatique en France. Le thème semblait faire partie des priorités de l'Etat à tel point que le colloque avait été mis sous le patronage du Premier ministre et ministre de l'Intérieur de l'époque Mohamed Mzali. Il faut dire qu'on était encore à l'ère Bourguiba. Vieillissant, chancelant même, le régime du « Combattant suprême » avait gardé intactes ses convictions progressistes et tant pis si les ressources se faisaient rares, le rêve d'un Etat moderne restait toujours permis. D'ailleurs dans tous ses discours, le premier président de la Tunisie indépendante ne cessait de marteler que la seule voie possible pour le pays est celle du progrès, se basant sur son seul atout, l'intelligence des Tunisiens, la matière grise ou la (medda chakhma) comme il lui plaisait de répéter.
Nous sommes en août 2023. Plus de 37 ans nous séparent du colloque organisé en Tunisie sur l'intelligence artificielle. Le président de la République Kaïs Saïed préside la cérémonie de la journée du Savoir. Il en profite pour annoncer son opposition farouche à l'intelligence artificielle. Pour lui, l'intelligence artificielle, n'est rien d'autre qu'un danger imminent, un attentat contre la pensée humaine et une arme entre les mains d'une seule partie. Sa position intransigeante, obtuse, ne laisse que peu d'espace au débat contradictoire ou à la réflexion sur un sujet qui se trouve au centre d'un débat planétaire actuellement. Un débat qui fait rage, comme toujours, entre ceux qui brandissent le drapeau du progrès et des avancées technologiques au service de l'humanité et les conservateurs méfiants qui refusent les innovations et qui ont peur des changements. Kaïs Saïed fait partie de cette dernière catégorie.
A maintes reprises, concernant des questions majeures pour le présent et l'avenir de la société tunisienne, il a dévoilé un conservatisme teinté d'une religiosité exacerbée qui n'a pas manqué se susciter beaucoup d'interrogations et de craintes. Son salafisme intellectuel l'a poussé jusqu'à adresser la lettre de sa nomination à son ancien chef de gouvernement Hichem Mechichi par un manuscrit en calligraphie arabe, utilisant une véritable plume et envoyée de main en main par un émissaire à l'ancienne « sahib al barid ». C'était une ambiance rocambolesque qui nous renvoyait au temps des califes. Kaïs Saïed n'a d'ailleurs jamais caché son admiration pour cette période, ni sa fascination par le deuxième calife des musulmans, Omar Ibn Khattab connu pour son attachement à la notion de justice mais aussi pour avoir enterré vivante l'une de ses filles (avant l'islam), l'autre ayant épousé son prophète et ami Mohamed. Quinze siècles plus tard, il y a quelques années, Kaïs Saïed reprend à son compte cette notion de justice de son mentor et calife Omar Ibn Khattab pour exprimer publiquement son refus catégorique de l'égalité dans l'héritage. C'était à l'occasion de la célébration de la journée nationale de la femme, en plein débat national sur cette question après la publication des recommandations de la Colibe (commission des libertés individuelles et de l'égalité). La justice est plus importante que l'égalité avait-il affirmé.
Aujourd'hui, en célébrant la 67ème journée nationale de la femme tunisienne, nous saluons les précurseurs, ces hommes et ces femmes qui ont porté à bras le corps l'idée du progrès et de l'égalité entre tous les Tunisiens et les Tunisiennes sans aucune discrimination. Nous ne sommes pas surpris du silence assourdissant du côté de Carthage. Nous nous contenterons du message de bonnes intentions du nouveau chef du gouvernement même si nous sommes convaincus que sa marge de manœuvre sur ce dossier de l'égalité entre les hommes et les femmes est quasiment inexistante.