Par Khaled EL MANOUBI Cette lettre a un objet incontournable aussi bien pour la construction de la mémoire collective — importante en tant que telle et essentielle pour la construction de la démocratie — tunisienne que pour les responsabilités de la France durant et après la colonisation de la Tunisie. Certes, et à certains égards, la phase post-coloniale a été pire que la colonisation: «Le régime bourguibien était traversé par des procès politiques innombrables, ponctués par la torture et (...) les victimes en vies humaines entre 1955 et 1987 étaient de loin supérieures en nombre à toutes les victimes tombées sous la répression de la colonisation» (voir Mustapha Kraïem, Etat et Société dans la Tunisie bourguibienne, tome 1, éditions Phénomena, France, 2003, p.7) si bien qu'on «oublie souvent que le régime bourguibien était le produit — (à côté) d'une guerre contre la domination étrangère (...) — aussi et peut-être surtout, (d'une) guerre civile» (Ibid, p.100) contre son propre peuple. Mais cette charge terrible qui accable Bourguiba et tout son régime pourrait bien être, à son tour, imputable de manière solidaire à la France pour les raisons qui suivent. Nous avons, en effet, et grâce à la liberté procurée par la révolution, publié dans les deux langues des dizaines d'articles depuis 2012 — la plupart dans les colonnes de La Presse — consacrés à la préparation par la France d'un double delphinat, celui du dauphin Bourguiba, et du deuxième dauphin Nouira. Il s'agit d'une préparation comme seule une grande puissance est capable de faire depuis 1932 au plus tard, de sorte que les foudres du régime bourguibien contre son peuple ne sont que celles d'un complice, le responsable ultime étant la puissance colonisatrice. En effet, celle-ci a été doublement hypocrite et perfide. Le protectorat, en effet, a été non point une œuvre civilisatrice, mais une vaste blague juridique et politique; Gabriel Puaux, secrétaire général français du gouvernement tunisien, n'a-t-il pas écrit que la France démocratique, le pays des droits de l'Homme, gouverne la Tunisie au nom d'un souverain absolu détenteur des trois pouvoirs? En fait, la France a tout administré et régenté, soit par ses propres fonctionnaires, soit au moyen d'un contrôle étroit des fonctionnaires tunisiens. En particulier, la France avait la haute main sur les archives à caractère politique. Lors d'une visite en Tunisie en 2013, le président Hollande a remis le dossier Hached à la famille de l'assassiné et nous avons ainsi commenté ce geste dans La Presse du 28 Juillet 2013 : le président Hollande n'est pas loin d'enfoncer une porte ouverte. En effet, si le résident général de Hauteclocque écrit bien dans son télégramme (révélé par le président) du 16 mai 1952 que «seule l'annihilation de Farhat Hached permettra d'avoir le calme» (sauf que ce faisant) le résident n'y fait que s'en remettre à Paris» où se trouve le véritable responsable, celui qui a donné l'ordre de l'exécution. Surtout «nos nombreux articles consacrés au delphinat mènent à la conclusion logique suivante : au moins les présidents de la République, les présidents du Conseil des ministres, les ministres des Affaires étrangères et les résidents généraux à Tunis s'en tenaient, le régime de Vichy et la France libre de Gaulle compris, à la transaction du delphinat». L'ordre d'exécution est donc à la fois parisien et gouvernemental. Le délai légal étant atteint, seule une clause antihistorique du genre secret-défense peut expliquer la non-divulgation des documents qui sont aussi bien français que tunisiens : les militaires français eux-mêmes étaient commandés en Tunisie par des ministres du Bey. La deuxième hypocrisie-perfidie de la France vient de la bouche du président Mendès-France dans son discours du 31 juillet 1954 à Carthage. Dans nos 4 articles parus dans La Presse en juin 2015, nous avons, à partir des propres mémoires publiées en 2009 de Béji Caïed Essebsi, montré qu'il n'y a point de politique bourguibienne des étapes qui vaille mais seulement quatre étapes menées par la France — une fois obtenu en mai 1950 l'aval américain pour le delphinat français de Tunisie — et visant pour l'essentiel à mener le Bey Lamine à la faute finalement commise par lui à la faveur des réformes Mzali-Voizard de mars 1954. Et Mendès-France n'a fait que transformer l'essai au profit de son dauphin au mépris de ce qu'il a affirmé dans son discours : «Notre politique est une politique libérale conforme aussi bien aux traditions de notre histoire qu'aux aspirations du peuple tunisien (lequel doit être) appelé à gérer lui-même ses propres affaires». La France libérale à Paris certes, mais certainement pas à Tunis. Et Mendès-France ne peut ignorer qu'il s'apprête, par un véritable coup d'Etat constitutionnel commençant par le dos tourné à ses obligations du Traité du Bardo — lequel, tombé en désuétude, n'a jamais été formellement abrogé — à évincer un monarque clairement acquis à la monarchie constitutionnelle et à «investir» un président choisi par elle un quart de siècle plus tôt au mépris du peuple tunisien. Et de Gaulle, bien qu'en désaccord profond avec la IVe République, n'est-il pas venu en mars 1953 tranquilliser Lamine Bey pour mieux le berner dans la perspective de ce noir dessein de Mendès France? S'agissant du fond du double delphinat, il faut avouer que l'œuvre mystificatrice de la France a été admirable. Tous les hommes «politiques» tunisiens qui ont publié ou diffusé leurs mémoires croient à la fable du «combattant suprême» mais les faits qu'ils relatent eux-mêmes la battent en brèche selon une implacable cohérence : nous n'avons fait que la reconstituer en nous aidant également des travaux publiés des historiens, eux-mêmes en grande majorité largement mystifiés. C'est ainsi que Mahmoud Materi, Mohamed Ben Salem, Ahmed Tlili, Bahi Ladgham, Tahar Belkhodja, Ahmed Mestiri, Béji Caïed Essebsi, Hédi Baccouche et Mohamed Masmoudi n'ont même pas soupçonné cette donnée la plus importante de toutes concernant la vie publique tunisienne de 1928 à 2014, le dernier nommé n'ayant jamais douté du stratagème de Djerba (1974) qui n'avait pour but que de l'évincer au profit de Nouira. S'agissant des historiens, je dois citer un seul Tunisien et une Française : Annie Rey– goldzeiguee.Cette dernière, par ses clins d'œil dans ses communications publiées n'exclut point implicitement la connivence bourguibo-française. Quant à Béchir Tlili, il a plus que douté de celle-ci ( voir à cet égard notre article paru dans La Presse du 16 mai 2013) qui a péri en décembre 1986 dans un accident de la circulation alors que Bourguiba préparait en secret et depuis 1982 la succession ordonnée par les Américains et devenue imminente de Ben Ali (voir dans La Presse notre article du 20 juin 2015) suite à l'invalidité de Nouira. Il convient de préciser à ce propos que le coup n'avait aucune chance d'aboutir sans le concours actif de la France présente militairement sur tout le territoire jusqu'à l'automne 1958, soit plus d'un an après l'abolition de la monarchie. Une fois le coup réalisé, le président du conseil français de l'époque — reconnaissant implicitement la faute — ne trouva de mieux à dire pour s'expliquer devant le Parlement que de prétendre que le Bey n'a pas souhaité que la France honore ses obligations vis-à-vis de la dynastie. Quant au général de Gaulle, et pour se donner une bonne conscience, il a mis en bonne place le portrait de Lamine Bey dans son bureau à Colombey Les Deux -Eglises où il est toujours visible aujourd'hui à côté des grands de ce monde .... La monarchie constitutionnelle véritable est supérieure démocratiquement parlant à la véritable République ne serait-ce que parce qu'elle dispense de la compétition pour la place d'honneur. Les Tunisiens n'ont pas été régicides. Et sans la France, ils auraient sans doute gardé une dynastie vieille de plus de deux siècles et demi et qui, double cerise sur le gâteau, a aboli l'esclavage avant les Etats-Unis et doté la Tunisie de la première constitution du monde musulman. Si l'élite autoproclamée occulte la modernité — incontestable malgré certaines erreurs — de notre dynastie, c'est en raison de la compromission organique de cette élite avec la répression post-coloniale — depuis 1955 et grâce au delphinat — d'un despotisme aussi éclairé qu'un Ben Ali peut l'être. Encore une fois, je dois clamer haut et fort que je suis à titre personnel infiniment convaincu de ce que Bourguiba n'est qu'un produit inavouable de la France sauf que l'inavouable doit être un jour avoué, car le devoir de vérité historique est une nécessité sociale et humaine. Et il serait absolument incroyable que la France ne détienne pas les documents qui montrent ce qu'elle a fait de la Tunisie et des Tunisiens durant mais aussi et surtout après son protectorat.