Par Abdelhamid Gmati Les citoyens le savaient depuis de nombreuses années et cela a été confirmé lors d'une campagne de surveillance (une première du genre) lancée, depuis le 9 mai dernier, pour « la prévalence de la valeur du travail et du contrôle de la présence dans la fonction publique ». On s'absente beaucoup dans la fonction publique et on arrive souvent en retard à son lieu de travail. Cette campagne, qui entre dans le cadre de la réforme entreprise par le ministère de la Fonction publique de la Gouvernance et de la Lutte contre, la corruption, atteste que le taux de retard peut atteindre 47% dans quelques établissements publics et est de 13% pour l'ensemble des fonctionnaires publics. On recense, aussi, 2,7 millions de jours de travail perdus, à cause d'absentéismes injustifiés. Ces journées de travail perdues se chiffrent à 2% du PIB national. Le ministre, Kamel Ayadi, estime, toutefois, qu'il faut être indulgent et de ne pas « diaboliser » la fonction publique et les fonctionnaires. Soit. Le ministre se veut positif et efficace et veut pallier les déficiences en proposant une nouvelle approche « pour la gestion des ressources humaines, avec la mise en place de motivations, de la révision des statuts des agents de la fonction publique, en plus de l'allégement des procédures administratives et la simplification du travail des ministères et des structures publiques ». Et il veut prendre des mesures concrètes telles que « la vulgarisation du contrôle électronique, la révision de l'échelle des salaires, résoudre le problème du transport pour les fonctionnaires, évaluer les fonctionnaires, garantir un minimum de neutralité de l'administration ». Re-soit. Mais a-t-il pensé au problème des « ronds de cuir », décrits en détail par Courteline, qui, par leur comportement, rendent l'administration absurde ? Une dame, enceinte, est sur le point d'accoucher. Son mari la transporte en urgence, dans un établissement hospitalier, où elle est accueillie par son gynécologue et le staff médical requis. Le mari, tranquillisé, s'enquiert des documents administratifs requis pour l'admission et la prise en charge de la future maman. Il se rend à la Cnam où on lui remet des formulaires à remplir et à faire parapher par un bureau de la Trésorerie nationale. Il fait le nécessaire et se rend au bureau de la trésorerie le plus proche. Après une certaine attente, il soumet les formulaires, sa pièce d'identité ainsi que celle de son épouse et le document de l'établissement hospitalier avec toutes informations requises sur l'état de la patiente. Et il prie le préposé de viser le formulaire et d'y apposer le cachet de l'institution. Là, le fonctionnaire, après avoir jeté un coup d'œil connaisseur aux documents, fit cette requête : « il faut que la dame vienne en personne ». Abasourdi, l'époux expliqua que la dame est hospitalisée, sur le point d'accoucher et qu'elle est donc dans l'impossibilité physique de se présenter elle-même. Le « rond de cuir », sourd aux explications fournies, ne voulut rien entendre et tenait mordicus à la présence de la patiente. Une autre dame fut prise de douleurs intenses. Emmenée en urgence dans un établissement hospitalier, les médecins estimèrent son état grave et la soumirent à un traitement exigeant de la garder en observation. Son hospitalisation dura 2 mois. L'époux, ayant préparé les documents requis, se présenta à un bureau de la Cnam pour les déposer et demander un remboursement des frais consentis puisque la Caisse avait déjà accepté la prise en charge. Le préposé étudia les documents puis les restitua à l'époux, lui signifiant que le délai avait été dépassé, étant entendu qu'il avait 15 jours pour faire sa demande. Il eut beau expliquer que l'hospitalisation de son épouse avait duré plus que prévu, et qu'il ne pouvait donc pas savoir d'avance le montant des factures, le préposé resta de marbre : rien à faire, le délai avait été dépassé. Dans un autre registre : un écrivain tunisien s'échine pendant des mois et termine un livre. Et il se rend au ministère de la Culture pour faire une demande d'aide sous forme d'achat d'une quantité d'exemplaires de l'ouvrage. Ce que le ministère consent, légalement, à tout livre tunisien, histoire d'encourager la création. Le fonctionnaire qui le reçoit lui signifie un refus, le livre étant écrit en arabe dialectal, c'est-à-dire en tunisien. L'écrivain, n'en croyant pas ses oreilles, eut beau argumenter, rappeler que la population tunisienne parle tunisien, que des dizaines d'œuvres étaient en arabe dialectal et qu'elles avaient bénéficié de l'aide du ministère : des recueils de poèmes, des pièces de théâtre, des productions cinématographiques et télévisuelles ; rien n'y fit : le fonctionnaire y tenait : pas d'aide à l'arabe dialectal. Le tout dit ...en arabe dialectal, en tunisien. Rappelons qu'en Tunisie, le nombre de fonctionnaires dépasse les moyennes mondiales : 84 agents pour 1.000 habitants contre 35 et même 20 agents pour 1.000 habitants pour les autres pays du monde. Le nombre des fonctionnaires est passé de 404.000 en 2010 à 630.000 en 2015. Il est clair que beaucoup n'ont pas beaucoup à faire. Et lassés par la routine et leur travail souvent anonyme, ils veulent se distinguer et prennent des décisions très personnelles et absurdes. D'aucuns pensent que ces « ronds de cuir » seraient sensibles à un « encouragement », c'est-à-dire à un « petit cadeau personnel », pour faire diligence. Est-ce le cas ? Ce serait grave car cela s'appelle corruption.