A moins de trois mois des élections de l'Assemblée constituante, très peu de Tunisiens savent ce qu'est une Constituante, et encore moins en quoi consiste une Constitution. Inculture politique chronique, «héritée» de plus d'un demi-siècle de dictature? Oui, sans doute, mais les élites de l'après-révolution, et plus particulièrement certains grands partis, ont aussi contribué à cette grosse «lacune citoyenne» . A ce jour encore, ces partis n'ont pas tout dit à leurs futurs électeurs. Ils leur ont caché des vérités. Au sujet de la Constituante, surtout, ils ne leur ont pas expliqué l'essentiel. La Constituante est élue, avant toute chose, pour doter le pays d'une Constitution, c'est-à-dire de la loi majeure qui définira les bases de la future République démocratique, et tracera les contours de la nouvelle société. Volontairement où pas, cela a été dissimulé aux Tunisiens. D'où la confusion où ils sont plongés, d'où l'incompréhension qu'ils manifestent à l'approche d'un vote pourtant décisif pour leur avenir. La nouvelle classe politique tunisienne ne se montre pas à la hauteur de ses responsabilités historiques. N'ayons crainte de le dire. Mais l'heure n'est plus à se morfondre. D'autant qu'un réveil s'esquisse au sein de la société civile. Des initiatives indépendantes viennent à la rescousse. Des collectifs, des associations, des juristes de haut rang s'occupent depuis deux à trois semaines, de suppléer au manque en essayant d'éclairer le gros de la population sur le sens et la finalité des élections du 23 octobre 2011. C'est faire œuvre de pédagogie électorale, mais c'est aussi rappeler que la Constituante est l'affaire de tout un peuple, et en aucun cas l'exclusive d'une minorité de politiciens. L'initiative la plus importante, nous la devons au professeur Sadok Belaïd, ancien doyen de la faculté de Droit, qui propose (en date du 12 juillet dernier) un avant-projet de Constitution pour la Tunisie. Le texte est celui d'un grand juriste : substantiel (26 pages), technique, ordonnancé selon le schéma classique des Constitutions (préambule, six titres, ponctués chacun de chapitres spécifiques), mais c'est également le document d'un observateur-acteur de son temps qui n'use de science et de connaissance que dans une perspective efficiente d'avenir et sur la base d'une sérieuse analyse des expériences passées et des réalités actuelles du pays. «Le présent avant-projet – écrit M. Sadok Belaïd dans son introduction — est dédié à la mémoire des martyrs de la révolution du 14 janvier, en même temps qu'il est une modeste contribution à la construction de la nouvelle Tunisie pour laquelle ils ont fait le sacrifice de leur vie». Et d'ajouter : «C'est un essai de formulation juridique et constitutionnelle…de cette nouvelle République fondée sur une authentique démocratie participative, responsable, juste et solidaire…». L'hommage aux martyrs est unanime. La contribution, elle, mérite insistance. A priori elle se destine à la future Assemblée constituante qui aura sûrement besoin de s'inspirer d'un tel travail d'expert. Néanmoins, on peut espérer qu'elle motivera, d'ores et déjà, les partis et les candidats à la Constituante, qu'elle les incitera à proposer à leur tour leurs propres projets de Constitution. Car c'est, par principe, à cette seule condition que les électeurs devraient leur donner mandat. Reste ce que peuvent en tirer de simples lecteurs, à tout considérer, le gros du public qui se présentera aux urnes le 23 octobre prochain. C'est la tâche qui nous revient ici. Tant en raison du réduit d'un commentaire journalistique, qu'à des fins de communication et de vulgarisation, il va nous falloir (que M. Belaïd nous en excuse d'avance) simplifier, «arrondir», sans doute faire l'économie de quelques détails d'importance. Espérons quand même ne pas trop nous tromper. Les règles de la vertu L'esprit avant la lettre. L'avant-projet de Constitution du Pr Sadok Belaïd précise bien son approche : «La révolution a décidé de rompre définitivement avec l'ère de la tyrannie et de la répression et de construire la nouvelle République démocratique». Tout le corpus juridique proposé se conforme à cette idée (à cet objectif et à cet idéal de la révolution) : éffacer les abus et les dérives de la dictature et jeter les fondements et les bases de la future démocratie. On abolit le mal et on établit, constitutionnellement, les règles de la vertu. Tout dans l'avant-projet est dans l'ordre de «la réplique» au régime déchu. Pour que plus jamais la Tunisie et les Tunisiens n'aient à souffrir de l'oppression, de l'injustice et du pouvoir absolu. C'est clair, parfaitement clair dans les titres et chapitres consacrés à la souveraineté, à la société civile et à la citoyenneté (titre I, articles 1 à 5). Dont le principe intangible du choix républicain («Gouvernement par le peuple selon la justice pour tous», devise de «Liberté, équité, solidarité). Dont les droits citoyens, civils, politiques, économiques, sociaux, culturels, civiques «garantis par la Constitution à tous les membres de la communauté nationale». C'est encore plus évident au niveau des droits et libertés individuels et collectifs (titre II, chapitres 1 et 2). Garantie des libertés fondamentales et des droits de l'Homme. Libertés de conscience et de culte. Libertés d'opinion, d'expression, de presse, d'information, de publication, de réunion et d'association (articles 6-13-14). Interdiction de toute censure (article 14), de la torture (art. 22). Droit syndical, droit de grève (art. 43). Droit à la protection de la santé (art. 33). Droit égal d'accès à l'éducation, à la culture, à la formation professionnelle continue, à la promotion professionnelle à égal travail, à l'hygiène industrielle et générale, aux arts et à la science, à l'emploi, à l'environnement, à la sécurité sociale et à la retraite (art. 31 à 44). Ces droits et ces libertés étaient formels sous le régime de la dictature. Tributaires, en fin de compte, des seules options et décisions relevant des politiques gouvernementales. Ils sont désormais placés au cœur de la Constitution. Impératifs dans l'absolu. La Constitution prime sur toutes les lois, sur toutes les politiques et les décisions des gouvernements. Et ces dispositions sont encadrées en amont par les principes et les valeurs édictés par le préambule : - Souveraineté du peuple «en tant que fondement de l'ensemble de l'édifice constitutionnel» - «Respect de la volonté populaire en tant que source première de tout pouvoir politique et de toute légitimité nationale» - «Affirmation du principe de la démocratie participative» - Séparation des pouvoirs - Droits de la femme - Décentralisation du pouvoir - Système de révision de la Constitution Tout ce dont les Tunisiens étaient privés sous Ben Ali leur est restitué dans le cadre constitutionnel, au-dessus de toutes les lois et de tous les règlements contingents. Au-dessus des politiques et des gouvernements. Rupture et réplique : dans le droit fil de la révolution de la liberté et de la dignité. Les pouvoirs sous contrôle La partie de l'avant-projet réservée aux pouvoirs d'Etat va, en principe, dans le même sens. Mais avec des nuances, des subtilités, liées à la nature même de l'organisation et du fonctionnement des institutions politiques. La difficulté, toujours, même dans la plus rigoureuse des démocraties, est de trouver le juste équilibre entre des attributions et des autorités. Le professeur Sadok Belaïd se refuse, visiblement, à «sortir de l'impasse» en ayant recours, en l'occurrence, à des modèles théoriques entiers, à une typologie consacrée. Il ne choisit pas dans l'absolu : ou un système parlementaire, ou un système présidentiel, ni tout à fait encore des systèmes dits mixtes ou aménagés. Il part de la même façon que pour les principes fondateurs, les droits et les libertés individuels et collectifs, de l'analyse des expériences précédentes pour, également, et autant que faire se peut, «rayer le pire» ( les abus, les transgressions et les violations vérifiées ou demeurant possibles) pour atteindre, éventuellement, au meilleur. Bourguiba, dès la fin des années 60, et Ben Ali de 90 à 2011, avaient régulièrement détourné à leur seul profit une Constitution (celle de 1959) qui offrait, à son origine, toutes les garanties d'une saine organisation des pouvoirs d'Etat. Le texte avait été vidé de son sens à force d'abrogations, amendements et «correctifs» dépourvus de toute légalité. Il en avait résulté ce que tout le monde a vu et vécu : un exécutif arbitraire et une représentation nationale fantoche, directement désignée. L'avant-projet du Pr Sadok Belaïd prévient ce genre de dérapage en installant des garde-fous, assemblée nationale et chef de l'Etat élus au suffrage universel, libre, direct et secret (titre III art. 50 et art. 85), limitation des mandats (renouvelables une fois, quatre ans pour les parlementaires, cinq ans pour le président), délimitation des attributions législatives, présidentielles et gouvernementales (domaine de la loi, art. 76, domaine réglementaire article 93 et suivants, matières réservées au chef de l'Etat, articles 91, 109, 112, 114). Tout cela sous le contrôle de la plus haute juridiction de l'Etat, la Cour constitutionnelle (article 130 à 141). Mais ces protections, on le sait d'expérience, ne sont pas toujours suffisantes. La personnalisation du pouvoir a longtemps nui au pays. Ce qui explique que l'avant-projet penche résolument vers le pouvoir de l'assemblée et du gouvernement. L'essentiel de la gouvernance (lois et décrets-lois) est du ressort du Parlement et de l'exécutif. Le chef de l'Etat est le commandant des armées, il nomme les ambassadeurs, il conclut les traités internationaux, il contresigne les décrets, il est consulté sur tout mais il ne prend presque jamais seul d'initiative engageant vraiment la politique du pays. Premier écueil évité. Second «écueil» : les rapports entre l'assemblée et le gouvernement. L'esprit de l'avant-projet est de donner priorité à la souveraineté populaire, aux élus de la Nation (art. 118 à 121). Mais les attributions réglementaires du Premier ministre qui donnent des latitudes (art. 93). De même que la définition de la politique générale de l'Etat et sa mise en œuvre (art. 115). Autre particularité : la présence du chef de l'Etat quasiment dans tout le fonctionnement de l'exécutif. Sans être décisif, mais c'est une dualité constante dans l'avant-projet. Aucun pouvoir d'Etat n'est jamais mis en position d'agir en solitaire (art. 106 et suivants). Deux points ressortent, pour finir, dans l'avant-projet du Pr Belaïd. — Le pouvoir judiciaire dont l'indépendance par rapport à l'exécutif et au Parlement est clairement instituée (art. 124) et avec la garantie du chef de l'Etat. Le principe de la séparation des pouvoirs atteint, ainsi, son expression idéale. Le pouvoir législatif est autonome mais il est, à de nombreux égards, contrôlé par le Premier ministre, le chef de l'Etat et la Cour constitutionnelle. Le pouvoir exécutif a son domaine propre de gouvernance mais il en rend compte régulièrement au Parlement. Quant au pouvoir judiciaire qui exerce en toute indépendance et conscience, ses jugements, non plus, ne sont pas à «l'abri» de tout contrôle. La Constitution veille à leur conformité et à leur légalité et dans ces cas, c'est la Cour constitutionnelle qui est saisie. — Second point, de très grande importance, et qui résulte également des enseignements du passé : le droit des régions au développement équitable. C'est une obligation constitutionnelle pour les gouvernements, et non plus une question de simple choix politique, que de veiller à la juste répartition des ressources, de l'emploi et de la production entre toutes les composantes de la Nation (titre V. Le conseil national du développement et des régions, art. 165-169). N.B. : le texte intégral de l'avant-projet de Constitution peut être consulté sur le site internet du professeur Belaïd : www.sadok-belaid.com