Ne nous y trompons pas. La scène politique tunisienne connaît désormais ce que l'on pourrait aisément appeler le syndrome égyptien. Les événements d'Egypte ne laissent point indifférent. Ils mettent au grand jour les profondes antinomies politiques tunisiennes. Beaucoup plus qu'un positionnement politique tactique, il s'agit plutôt de considérations stratégiques. Parce que la politique se décline en différents modes, même si, le plus souvent, non ressentis comme tels. En Tunisie, vis-à-vis des vicissitudes égyptiennes, il y a désormais deux camps. D'un côté, ceux qui déplorent l'éviction de l'ex-président Morsi et de la confrontation désormais frontale de l'armée égyptienne avec la confrérie des Frères musulmans. De l'autre, ceux qui se réjouissent du coup de force de l'armée dans ce qu'ils considèrent comme le maintien de la vocation civile de la société égyptienne. Grosso modo, les deux camps épousent l'espace du bras de fer pouvoir-opposition sous nos cieux. Parce que les Tunisiens, toutes instances et sensibilités réunies, sont divisés entre les deux camps un peu partout en lice dans les pays dudit printemps arabe. Les partisans de la République civile font face aux tenants de l'édifice politique religieux. En Tunisie aussi, quoi qu'on en dise, il y a deux modèles de société qui se déchirent. La Troïka gouvernementale est largement dominée par le mouvement Ennahdha, parti politique à vocation foncièrement religieuse. Les deux autres partis de la coalition au pouvoir sont d'une certaine manière phagocytés par Ennahdha, le CPR l'étant davantage qu'Ettakatol. Ce dernier est toujours social-démocrate, mais il n'y peut guère face aux tendances, pratiques réelles et velléités hégémoniques d'Ennahdha. En face, il y a tous les autres. Ou presque. Ceux qui s'attachent bec et ongles à la République civile, à l'héritage réformiste tunisien depuis un siècle et demi, aux valeurs et aux acquis de la République. Concernant le carnage survenu il y a deux jours au Caire, les deux camps se rejoignent pour condamner la férocité de la répression. Mais il n'en demeure pas moins que les deux camps s'opposent sur la signification et la portée des événements d'Egypte depuis le fameux 30 juin 2013. Pas moins de 36 millions d'Egyptiens étaient sortis alors dans la rue pour réclamer le départ de Morsi. Trois jours plus tard, l'armée démettait l'ancien président (voir mon reportage d'Egypte intitulé «Chronique d'un coup d'Etat populaire», in La Presse du 10 juillet 2013). Et l'histoire prit un autre cours. Son cours fut infléchi en Tunisie même. La brusque crispation d'Ennahdha dans les pourparlers en cours en vue de la dissolution du gouvernement s'explique par le syndrome d'Egypte désormais avéré sous nos cieux. Certains expliquent cela par l'agenda secret du mouvement international des Frères musulmans. A les en croire, la Tunisie est le dernier bastion des islamistes dans le monde arabe après les revers sérieux subis par la rébellion armée en Syrie, la déconfiture en Egypte et l'enlisement catastrophique en Libye. Alors on s'agrippe mordicus au pouvoir, quitte à concentrer contre soi toutes les forces d'opposition, y compris une frange de la Troïka. Ici et là, le non-dit l'emporte. On cache son jeu, on simule la spontanéité dans l'adhésion comme dans le refus. Et pour cause. Depuis plus de 60 ans les évolutions égyptiennes ne laissent guère indifférent. Ici comme ailleurs.