Par Hosni AHMED La loi définit ce qui est légal et illégal, licite. Mais la légalité ne suffit pas toujours à faire la légitimité : ont peut parfois trouver qu'une loi est injuste, ou mal faite, bref, que s'il est illégal de ne pas s'y conformer, ne pas s'y soumettre demeure légitime. Ainsi, c'est au nom d'une légitimité supérieure que certains ont pu, à certaines heures de l'histoire, prôner la désobéissance : lorsque la loi ordonnait de dénoncer son voisin pour ses convictions religieuses ou politiques, il était certes illégal de ne pas le faire, mais résister était un devoir supérieur même à l'obéissance à la loi. Alors, la loi est-elle en elle-même indiscutable? Réclame-t-elle de notre part une soumission aveugle et servile? Car enfin, les lois sont des œuvres humaines et seulement humaines: elles peuvent être imparfaites; ce sont des objets historiques qui vieillissent comme les autres. Elles finissent donc par être inadaptées à la réalité qu'elles sont censées régir. Le problème, c'est qu'une loi est toujours un commandement qui définit une obligation; en tant que telle alors, l'obéissance qu'elle prescrit peut éveiller chez certains de la réticence, quand ce que la loi commande va à l'encontre de leurs intérêts. On aurait beau jeu alors d'invoquer à chaque fois une légitimité supérieure, excuse commode pour désobéir à la loi quand elle me dérange. Car enfin, sur l'ultime instance de la loi, c'est la légitimité du commandement, comment définir cette dernière? Si la loi n'est pas en soi nécessairement juste, la désobéissance n'est pas en soi légitime, même quand elle invoque la légitimité comme excuse : celui qui désobéit à la loi ne dit jamais qu'il le fait uniquement par intérêt; il prétend toujours agir au nom d'une justice supérieure à la loi elle-même. Ainsi donc, quand tous s'autorisent à discuter la loi, et à ne s'y soumettre que l'orsqu'ils le veulent bien, c'est la loi même qui est privée de toute efficacité, et la légalité, qui est vidée de tout contenu : sous couvert de légitimité; ou en reviendrait alors à un Etat de nature où chacun ne ferait que ce qui lui plaît. La question qui se pose alors, c'est donc de savoir selon quels critères une loi peut être réputée discutable; en d'autres termes, la question est de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions l'opposition de la légalité et de la légitimité est elle-même légitime? Si on considère qu'une loi est discutable, c'est qu'on pense qu'elle pourrait être autre et même qu'elle le devrait; vouloir discuter d'une loi, c'est poser qu'elle ne suffit pas ou qu'elle ne suffit plus, que donc en l'état elle n'est pas juste et réclame d'être modifiée. C'est donc toujours au nom de la justice qu'on entend réformer la loi, mais cette démarche ne va pas de soi, précisément parce que le rôle de la loi, c'est de définir ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, il n'y a aucun sens à vouloir discuter de la justice des lois, parce que ce sont les lois qui disent ce qui est juste, et non l'inverse. Car enfin, qu'y avait-il «avant» les lois de l'Etat civil? La seule loi que connaisse l'Etat de nature en effet, le plus fort l'emporte toujours; c'est pour échapper à cette tyrannie de la force, que les hommes sont entrés dans l'état civil, en substituant à la loi naturelle des lois positives. Dans l'état de nature, la justice n'avait pas de sens, puisque la force faisait le droit ; c'est avec l'établissement des lois civiles qu'on a pu penser que quelque chose était juste, ou ne l'était pas — et ce qui n'est pas juste, c'est ce qui va à l'encontre de la loi. Mais du coup, ce sont ces lois qui définissent ce qui est juste ou injuste : la justice est une conséquence de la loi, et il est absurde de vouloir réformer la seconde au nom de la première. Du seul fait qu'elle est, une loi est nécessairement juste ; le juste, c'est simplement ce que la loi prescrit. En effet, l'important, c'est surtout que les lois empêchent la guerre de tous contre tous qui régnait à l'état de nature : en effet, chaque homme considérait autrui comme un ennemi potentiel qui menaçait de l'asservir, la raison ordonnait donc de prendre les devants, et de se débarrasser de lui avant qu'il ne se débarrasse de moi. Le risque était donc celui de l'entre-tuerie généralisée : c'est dont pour éviter l'autodétermination que les individus ont consenti à abandonner leur état naturel. Dans l'état civil alors, j'accepte d'abandonner non droit naturel d'user de ma force, à condition qu'autrui fasse de même ; le rôle de l'Etat, c'est justement de garantir qu'autrui ne profitera pas de mon désarmement pour m'attaquer, et c'est par les lois qu'une telle garantie m'est donnée. Dans l'état civil donc l'Etat devient le seul dépositaire de l'usage légitime de la force et le seul détendeur du pouvoir législatif : l'Etat est tiers terme qui garanti la sécurité de chacun en édictant des lois valant pour tous, et en les faisant respecter. Celui qui prétend que la loi se discute est en fait en train de rompre les termes du contrat, et menace la paix civile : si chacun, au nom d'une justice abstraite, se mettait à discuter des lois et à n'accepter de s'y soumettre que lorsqu'il le veut bien, ce serait en fait un retour à l'anarchie de l'état de nature, c'est-à-dire aussi à un conflit généralisé de chacun contre tous. A quelles conditions une loi est-elle légitime ? C'est au fond parce qu'elle vise à faire régner la sécurité, et non la justice, que la loi ne peut être un objet de discussion. Mais une loi qui me contraint par force n'obtiendra jamais que ma soumission temporaire ; que la surveillance vienne à baisser, et c'est la révolte assurée. Comment assurer alors la stabilité politique ? On n'accepte de se soumettre qu'aux puissance légitimes ; les seules lois stables sont celles qui obtiennent mon obéissance volontaire, et non forcée. Une loi plein gré, c'est qu'il en soit lui-même l'auteur? La solution, c'est donc que le peuple lui-même soit souverain, en d'autres termes qu'il décide des lois qui régiront la vie commune. Si la loi est votée par tous les citoyens, alors en m'y soumettant, je ne fais qu'obéir à moi-même, et obéir à soi, c'est demeurer libre. Seulement, nous avons tous tendance à «vouloir jouir des droits de citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet», c'est-à-dire à accepter de décider des lois par le vote, mais à ne me soumettre à la loi votée que lorsqu'elle m'est favorable. Or la loi vise l'intérêt commun, et non l'intérêt particulier de tel ou tel : dans un système démocratique, où la loi est l'expression de la volonté générale. Il est alors toujours illégitime de s'excepter de la loi une fois qu'elle a été votée, même si elle est contraire à mon intérêt particulier. Si j'accepte de voter la loi, alors, il me faut accepter de m'y soumettre, même si la loi votée n'est pas celle que j'espérais : je suis certes tenté de la faire modifier, de l'amender par un nouveau vote, mais je n'ai pas le droit de m'y soustraire au nom d'une prétendue légitimité supérieure, laquelle n'est au fond que l'affirmation déguisée de la supériorité de mes intérêts particuliers sur l'intérêt général. C'est paradoxalement quand la loi est discutée qu'elle devient indiscutable, quand les lois sont l'expression de la volonté populaire, elles sont par ce seul fait légitimes et par conséquent la rébellion, elle, ne l'est jamais, précisément parce qu'il existe des moyens légaux de réformer le texte législatif. Cela ne veut pas dire que dans les Etats démocratiques, les lois sont nécessairement justes. Cela signifie que le vote de la loi exclut le recours à la contestation par la violence, autant que par la ruse.