Une semaine assez particulière vécue par la grande famille de la justice sur fond de polémiques relatives à la composition du Conseil supérieur de la magistrature. La balle est maintenant dans le camp de la commission parlementaire de législation générale appelée à produire un texte qui satisferait tout le monde Comme on l'avait prédit, dans une précédente livraison de notre journal, les tensions avocats-magistrats qui ont démarré à Sfax avec l'affaire de l'avocate se disant avoir été agressée par les forces de sécurité ont pris une tournure assez dangereuse pour menacer, in fine, le système juridique dans son intégralité et bloquer les activités ordinaires des tribunaux. Et l'escalade de prendre de l'ampleur tout au long des quatre premières journées de la semaine en cours où on a assisté à deux grèves qui ont affecté nos tribunaux. La première a été observée et respectée «à 100%» (selon le Conseil de l'ordre) par les avocats qui ont boycotté les audiences prétextant «défendre les droits et les libertés et préserver la dignité de l'avocat». La deuxième s'est déroulée, hier, à l'appel de l'Association des magistrats tunisiens «en vue de protester contre le projet de loi fondamentale portant création du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui vient contrarier toute volonté d'asseoir un pouvoir judiciaire indépendant conformément à la Constitution». Et les magistrats affiliés à l'Association (ceux dépendant du syndicat n'ont pas annoncé qu'ils vont observer la grève et se contentent de laisser leur présidente, Raoudha Laâbidi, courir les plateaux radio et TV pour exposer leur perception de la crise) d'ajouter qu'ils «s'indignent de l'instrumentalisation politique par les avocats de la crise et dénoncent les agressions commises par certains avocats à l'encontre du procureur général auprès de la cour d'appel de Sfax». Aussi, l'opinion publique, plus particulièrement les justiciables, ont-ils commencé à comprendre que le conflit avocats-magistrats dépasse, en réalité, l'affaire de Sfax, pour concerner la composition du Conseil supérieur de la magistrature dont le projet de loi a été adopté, mercredi, lors de la réunion du Conseil des ministres et dont la commission de législation générale à l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) devait démarrer l'examen hier. Le projet de loi en question devrait être examiné et adopté par les députés au plus tard le 26 avril prochain, conformément à une disposition de la Constitution précisant que le Conseil supérieur de la magistrature doit voir le jour, impérativement, six mois après les élections législatives. Les députés seront-ils dans les délais ? Maintenant que les dés sont jetés, une fois que le gouvernement a transféré son projet de loi après avoir modifié son contenu, à l'ARP, l'on se demande si les députés, en particulier les membres de la commission de législation générale peuvent examiner le projet, lui introduire les changements qu'ils jugeront nécessaires et proposer la mouture du texte final à la plénière bien avant la dernière semaine d'avril prochain. Une source auprès du Parlement confie : «Les débats autour de ce projet pourraient prendre un mois et la commission pourrait élargir la discussion et inviter les différentes parties prenantes pour les écouter et notifier leurs remarques ou propositions». Seulement, ces parties prenantes sont en train de pulluler de jour en jour. Au départ, c'étaient les avocats qui s'estimaient avoir le monopole de la représentation «des parties indépendantes spécialisées» devant occuper les 9 postes sur 27, soit le tiers, que leur accorde l'article 112 de la Constitution dans la composition du Conseil supérieur de la magistrature. Les magistrats, qu'ils appartiennent à l'Association présidée par Raoudha Karafi où au syndicat présidé par Raoudha Laâbidi, s'étant opposés énergiquement à ce que seuls les avocats soient présents au sein du conseil, plusieurs corps de métiers se considérant comme appartenir à la famille élargie de la justice se sont invités au débat général et dénoncent leur exclusion. Les huissiers de justice ont observé, hier, une grève et un rassemblement de protestation tout comme les huissiers-notaires. L'Association des contrôleurs publics, les responsables du contentieux de l'Etat se sont aussi joints aux protestataires estimant qu'ils font partie de la famille des auxiliaires de la justice et qu'ils n'ont pas à être écartés de la composition du CSM. Dans la foulée, a surgi un débat qui couvait depuis longtemps: la justice a-t-elle deux ailes, les magistrats et les avocats, ou plusieurs ailes qui seraient représentées par les métiers qu'on appelle les auxiliaires de justice ? Ces auxiliaires semblent avoir tranché dans ce débat vieux comme le monde puisqu'à parcourir les déclarations que leurs associations sont en train de publier quotidiennement, on découvre qu'ils sont déterminés à faire entendre leurs voix et à assumer pleinement leur rôle dans l'instauration d'une justice indépendante et intègre. Dans une déclaration dont une copie est parvenue à La Presse, l'Association nationale des chargés de séquestre, experts et administrateurs de justice annonce une grève pour hier, jeudi 12 mars, et insiste sur le fait «que le système judiciaire est un système complémentaire où interviennent plusieurs professions à caractère juridique au service des justiciables». Le ministre s'explique L'association dénonce également «les pratiques de certaines parties qui obéissent à des agendas politiques dans le but de mettre la main sur la justice et d'empêcher qu'elle accède à l'indépendance». De son côté, Mohamed Salah Ben Issa, ministre de la Justice, joue les conciliateurs dans le but de trouver une solution à même de désamorcer la crise. Hier, sur les ondes d'une radio privée, il a essayé de répondre aux magistrats l'accusant d'avoir favorisé les avocats en leur accordant cinq sièges parmi ceux réservés aux «indépendants» au sein du conseil: «Ce ne sont que de simples propositions qui peuvent être adoptées par le Parlement comme elles peuvent être rejetées lors de la discussion et de l'adoption du projet de loi. Toutefois, je tiens à préciser que je ne partage pas la lecture des avocats qui persistent à croire que seuls les avocats sont à considérer comme les indépendants cités dans l'article 112», a-t-il argumenté. Il reste toujours que les avocats n'ont pas l'intention de préférer l'apaisement dans la mesure où «la semaine de contestation» qu'ils ont entamée lundi 9 mars se poursuit aujourd'hui à travers la tenue d'une assemblée générale exceptionnelle et l'organisation d'une marche nationale qui se déroulera demain à partir de 11h00 sur l'avenue Habib-Bourguiba, à Tunis. Les magistrats, de leur côté, ne restent pas les bras croisés. L'Association des magistrats tunisiens (AMT) tient, demain, une session urgente de son conseil national «en vue d'examiner les graves retombées touchant l'indépendance de la justice issues du projet de loi relatif à la création du Conseil supérieur de la magistrature dont le texte est publié en date du 9 mars 2015 sur le site web du ministère de la Justice». L'Observatoire tunisien pour l'indépendance de la magistrature (Otim), dirigé par Ahmed Rahmouni, fera connaître sa position, lors d'une rencontre avec les journalistes, lundi 16 mars.