L'inamovible chef historique d'Ennahdha Rached Ghannouchi a décidé de dissoudre le Bureau exécutif du parti et de la charger d'expédier provisoirement les affaires courantes. Le «père fondateur» tente ainsi de renforcer sa mainmise sur les leviers de prise de décision à l'heure où son autorité est de plus en plus contestée. Le mouvement Ennahdha a confirmé, dans un communiqué publié hier, les informations selon lesquels son président Rached Ghannouchi a décidé de dissoudre le Bureau exécutif du parti. «Le président du mouvement a annoncé lors de sa rencontre avec le bureau exécutif mercredi dernier (le 6 mai, Ndlr) son intention d'apporter des ajustements à la composition du Bureau exécutif en réponse aux exigences et aux agendas de cette étape », a précisé Ennahdha dans son communiqué. « Il a également annoncé la transformation du bureau actuel en bureau d'expédition des affaires, et a invité tous ses membres à poursuivre leur travail jusqu'à ce que cette modification soit effectuée après la soumission de la composition du nouveau Bureau exécutif au Conseil de la Choura pour approbation», a ajouté le même communiqué, sans plus de précisions. Le membre du bureau exécutif d'Ennahdha, Mohamed Khalil Baroumi, avait déclaré, dans la soirée du lundi, à l'agence TAP que la dissolution du Bureau exécutif et sa transformation en bureau d'expédition des affaires courantes «est intervenue dans le cadre de l'évaluation du de cette instance et de l'interaction avec les évolutions». Selon les observateurs, le capitaine du navire nahdhaoui qui tient le gouvernail depuis plus de quatre décennies chercherait à placer ses fidèles au niveau du Bureau exécutif, alors que plusieurs de ses lieutenants l'ont appelé à rendre le tablier bien avant la tenue du 11è congrès prévu d'ici fin 2020. Dans un entretien publié le 11 janvier dernier par le quotidien «Le Maghreb», Abdelhamid Jlassi, membre du conseil de la choura et député, a appelé à mettre fin au mandat de Rached Ghannouchi en tant que président d'Ennahdha et ce, conformément au règlement intérieur du mouvement islamiste, soulignant que le cheikh est désormais occupé à présider le Parlement. «Rached Ghannouchi est occupé avec le Parlement, et pour éviter toute duplicité relative à ses discours en tant que chef d'Ennahdha et président du Parlement, déléguer ses fonctions au sein du parti», a-t-il souligné. Et d'ajouter : «lors du prochain congrès, on ne peut pas parler d'une prorogation du mandat de Rached Ghannouchi à la tête d'Ennahdha d'un point de vue légal, et ce conformément au règlement interne du mouvement. Le parti a besoin d'un changement et d'accorder des opportunités aux autres dirigeants dans le cadre de la bonne gestion et de l'alternance démocratique». De son côté, le député Samir Dilou a estimé, dans un entretien accordé hier à Shems FM, que le poste de président du mouvement qu'occupe Rached Ghannouchi est désormais incompatible avec celui de président de l'ARP. Il a également rappelé que le règlement interne d'Ennahdha interdit à Rached Ghannouchi de briguer un nouveau mandat en tant que président de la formation. Grogne grandissante Le secrétaire général du parti, Zied Ladhaari a, quant à lui, démissionné de ses fonctions le 29 novembre 2019 pour protester contre le choix par Rached Ghannouchi de Habib Jemli comme candidat au poste de chef du gouvernement. Le 10 janvier 2020, il a pris ses distances avec le groupe parlementaire, en ajoutant sa voix à la majorité qui a refusé la confiance au gouvernement Jemli. En septembre 2019, Ghannouchi a été même lâché par son a directeur de cabinet Zoubeir Chehoudi. Ce dernier a démissionné de toutes les structures du parti, en appelant clairement Rached Ghannouchi à «rester chez lui ou à la mosquée». Il a alors dénoncé l'intervention du chef du parti et de son gendre, Rafik Abdesselam, dans la nomination des têtes de listes présentées aux dernières législatives, leur reprochant d'avoir exclu les voix divergentes, notamment parmi les femmes et les jeunes. Ainsi, les islamistes ne cachent plus leur opposition à l'inamovible «cheikh», et on est bien loin de la charte constitutive des Frères musulmans qui enjoint aux militants de rester unis pour le meilleur et pour le pire -ad vitam aeternam-, au risque de se faire excommunier. L'autorité morale dont jouit Rached Ghannouchi a bel et bien volé en éclats à telle enseigne que certains experts s'attendent à ce que le cheikh se fasse éjecter de son poste de président du parti lors du prochain congrès. La contestation dont fait l'objet Rached Ghannouchi ne date pas d'hier. Elle trouve son origine dans la confrontation larvée entre les deux principales ailes du parti : les modernistes et les conservateurs d'un côté, les dirigeants de l'extérieur forcés à l'exil pendant plus d'une vingtaine d'années et les cadres restés au pays dans les geôles de Ben Ali ou sous étroite surveillance de sa police de l'autre. En attestent les divergences apparues avant la tenue du 10è congrès du parti au sujet des modalités d'élection du président et du choix des membres du Bureau exécutif du parti. De nombreux cadres embastillés durant les 23 ans de règne de Ben Ali ont en effet proposé l'élection du président du parti par les membres du Conseil de la Choura, arguant que ce conseil consultatif doit rester la plus haute instance dirigeante du mouvement et l'autorité suprême entre deux congrès. Les cadres appartenant à cette aile ont aussi tenu ce que les membres du Bureau exécutif ne soient plus désignés par le président du parti comme cela a toujours été le cas depuis la création d'Ennahdha en 1981. Les germes de la grogne grandissante contre la mainmise de Rached Ghannouchi sur le parti se sont déjà fait sentir lors du précédent du congrès quand le leader historique n'a été réélu que par 74 % des délégués, et lorsque son pouvoir a été contrebalancé par l'élection de l'ultraconservateur Sadok Chourou à la tête du Conseil de la Choura.