C'est un vrai casse-tête pour les enseignants : il leur faut devenir, face aux nombreuses copies mal rédigées par une bonne partie de leurs élèves et étudiants, de fins graphologues pour déchiffrer le gribouillage qui les noircit ! De plus, presque plus personne parmi le public des écoles, lycées et universités ne fait de bonne lecture expressive des textes : à les écouter on dirait que nos enfants et nos jeunes sont atteints de dyslexie ou bien qu'ils n'ont pas bien appris à déchiffrer les lettres de l'alphabet, ni à prononcer correctement les phonèmes. Les paragraphes, la marge, les alinéas, la ponctuation, les majuscules, l'équilibre des lignes, la propreté de la copie, tout cela constitue pour la plupart d'entre eux des formalités insignifiantes. Mettre le ton convenable en lisant les phrases, distinguer par la voix l'interrogative de l'exclamative, les dialogues des personnages du texte du narrateur, un poème d'un récit, l'article de presse de la scène théâtrale, exprimer les émotions qui traversent un beau texte littéraire, rendre -vocalement toujours -le rythme et la musique d'un texte ; bref prouver qu'on a senti et donc compris l'extrait proposé à la lecture, ce sont des compétences qui ne sont malheureusement acquises que par une très faible minorité des apprenants, tous niveaux confondus ! Aujourd'hui, on en est à enseigner la phonétique corrective à la faculté (!) : vingt ans après le primaire, l'étudiant est en quelque sorte renvoyé à ses premiers cours de prononciation parce que justement il les a hélas oubliés ! Comment s'expliquent ces lacunes regrettables et comment y remédier ?
Personne ne « tient la route » ! Il est vrai que les programmes officiels de l'enseignement de base et du secondaire accordent une attention particulière à la pédagogie de la lecture expressive et à la présentation matérielle de la copie d'élève. Les inspecteurs font de leur mieux pour que figurent parmi les critères sur la base desquels l'élève est noté, la lisibilité de l'écriture, la bonne disposition typographique des textes produits, la propreté de la feuille, le respect des règles de ponctuation etc. La consigne est également claire en ce qui concerne la place de la lecture expressive dans l'apprentissage d'une langue (arabe, français, anglais, italien, allemand, espagnol...). Seulement, en classe, ces deux activités pourtant essentielles sont, pour des raisons multiples, soit franchement occultées soit bâclées. Nous avons interrogé quelques inspecteurs du primaire et du secondaire pour comprendre ces raisons qui font que la lecture et l'écriture deviennent les parents pauvres de l'apprentissage scolaire : c'est, nous répondirent d'abord un inspecteur du primaire et deux de ses conseillères pédagogiques, « une question relative à la difficulté de gérer le temps imparti pendant chaque séance. En effet, il devient parfois trop difficile pour l'instituteur de tout faire avec ses élèves. Quand il s'agit de texte à lire, nous privilégions la compréhension du sens et sacrifions la lecture expressive faute de temps justement. Il faut reconnaître par ailleurs que la prononciation défectueuse n'est pas l'apanage des élèves. Certains « maîtres » ont intérêt à réviser leurs leçons de phonétique ! Pour ce qui est de l'écriture, on y attache un certain prix les trois premières années de l'enseignement de base, après quoi l'activité est plutôt sacrifiée. Là aussi nous avons un problème de gestion du temps : quand on demande à l'élève de se presser pour répondre par écrit à une question, il ne faut logiquement pas s'attendre à ce qu'il pense d'abord à soigner son écriture. D'autre part, « les cahiers d'activités » sur lesquels l'enfant rédige ses exercices (en classe et à la maison) réservent, pour la réponse de l'élève, des espaces non quadrillés et donc qui ne permettent pas de « tenir la route » en écrivant. Nous autres enseignants nous ne sommes pas mieux lotis : depuis le remplacement dans nos établissements respectifs du tableau noir et de la craie par le tableau blanc et le marqueur, il ne nous est plus possible de réaliser le quadrillage susceptible d'aider l'enfant à bien écrire les lettres. Les instituteurs eux-mêmes n'écrivent plus rien à la main, l'ordinateur remplace chez eux et chez leurs élèves la plume et le stylo. Comment s'étonner après cela que ces derniers n'aient plus une « belle main » !
Quand les textes sont « massacrés » ! Au collège et au lycée, on n'est pas plus soucieux de lecture expressive et d'écriture ! Le travail des enseignants est centré sur d'autres activités qu'ils jugent prioritaires. Pendant l'explication d'un texte, ils se contentent de questions de plus en plus formelles qui appauvrissent l'extrait et par ricochet l'œuvre dont il est tiré plus qu'elles n'en dévoilent la beauté et la richesse. A ce propos, M. Lotfi Souab (inspecteur de français au secondaire) déplore que dans les classes, « la logique du vivant et le supplément d'âme fassent défaut la plupart du temps », et rappelle qu'il y a quelques années, le célèbre écrivain et pédagogue français Daniel Pennac proposait comme nouvelle approche pour l'explication des textes, la programmation de séances consacrées entièrement et exclusivement à la lecture expressive d'extraits des grands classiques. « Dans mes visites d'assistance et d'inspection, j'ai rarement eu le plaisir d'écouter de bonnes lectures de la part des enseignants ; c'est pour ne pas dire que la plupart sont désastreuses ! J'ai parfois même le sentiment que le professeur n'éprouve nullement l'émotion esthétique qu'il est censé transmettre à ses élèves en lisant un poème ou une scène théâtrale connus. Ils sont rares à contaminer leur public par la passion des belles œuvres. D'autre part, ils collent trop aux indications des guides officiels alors que nous ne les y obligeons pas tout le temps ! Il manque à certains professeurs l'esprit d'initiative visant à rénover les pratiques de la lecture, à favoriser le plaisir de lire et à faire saisir la dimension esthétique des textes ! » Mais ce n'est peut-être pas toujours leur faute : « Pour M. Souab, les programmes officiels ne donnent, dans la rubrique « objectifs de la lecture » que quelques indications succinctes et n'expliquent pas clairement ni dans le détail ce que l'on entend par lecture expressive ; les manuels disponibles ne proposent pas d'exercices spécifiques à ce type d'activité cruciale de la classe, ne donnent pas non plus d'indications bibliographiques susceptibles d'ouvrir des pistes devant le professeur quand il prépare la séance de lecture ; ce dernier ne sait d'ailleurs pas quand ni à quel niveau intervenir pendant ladite séance. Le risque est par ailleurs grand que l'on articule mal l'activité orale avec celle de la lecture, les deux séances ne répondent pas tout à fait aux mêmes objectifs ni ne font appel aux mêmes compétences ! Il est donc nécessaire de penser à concevoir un fascicule annexe qui accompagnerait le guide méthodologique et où figureraient les exercices appropriés et les meilleures références bibliographiques en matière de pédagogie de la lecture. » Un autre facteur entrave le bon déroulement de la séance de lecture : la surcharge de la classe ; avec des groupes de 35 et 40 élèves peut-on réaliser les performances souhaitées et faire partager par l'ensemble de la classe le « plaisir du texte » ? D'autre part, de quel matériel pédagogique dispose-t-on dans les établissements scolaires pour aspirer à un meilleur rendement en la matière ? Pour changer les choses à ce niveau quelques sacrifices budgétaires sont indispensables ; c'est dans ce sens, nous apprend M.Souab, que très bientôt tous les centres de formation continue (les CREFOC) seront équipés de salles spécialisées et de laboratoires de langues et feront appel à des experts étrangers à la compétence confirmée pour assister et former les enseignants dans ces nouveaux espaces.
Solutions pratiques Mais tout cela risque de ne pas suffire ; il faut également doter nos établissements, primaires et secondaires du moins, des manuels et de la technologie appropriés pour faire de la séance de lecture un moment très agréable pour l'enseignant et pour son jeune auditoire. « Revenons aussi à la récitation qui n'est pas qu'un exercice de mémorisation : l'élève peut aussi grâce à cette activité améliorer sa diction, apprendre à moduler sa voix en fonction de la tonalité d'un vers ou d'un passage entier du texte, et à « répéter » avec succès une scène de théâtre ou un récit dialogué, à écouter le texte et à se faire l'écho de sa mélodie interne etc. » ; ainsi parlait M. Souab qui partage avec beaucoup d'autres collègues l'idée de multiplier dans les écoles et les lycées les clubs de théâtre et de cinéma, cadres idéaux pour parfaire sa diction, travailler sa voix et éprouver l'émotion littéraire et artistique ! L'écriture de nos enfants ? Les enseignants du primaire doivent être les premiers à contribuer à son « redressement » : bien évidemment en soignant la leur, pas seulement au tableau mais aussi sur les cahiers et les copies des élèves ! Ces derniers aiment imiter l'écriture de leurs maîtres et maîtresses ! Pourquoi d'autre part, ne pas inviter des calligraphes ou des graphistes en classe pour faire apprécier leurs talents dans l'art d'écrire ; décorer la classe et l'école avec des œuvres de ces artistes ne serait pas non plus une mauvaise chose. Accorder un bonus aux copies bien écrites et bien présentées, sanctionner sévèrement celles qui ne le sont pas, multiplier les exercices de ponctuation, encourager l'utilisation des feuilles et des cahiers de brouillon avant le passage au propre, organiser des concours de belle écriture, tout cela doit se faire au primaire pour être consolidé au secondaire. Si la complémentarité des deux cycles n'est pas assurée, le succès de l'entreprise et la pérennité de ses effets sont loin d'être garantis !