Interview de Alaya Allani, professeur d'histoire contemporaine spécialiste des mouvements islamistes «Le noyau dur de la mouvance djihadiste tunisienne compte quelques dizaines d'éléments » «Ennahdha évite pour le moment d'entrer en confrontation avec les salafistes, mais elle ne pourra pas garder cette attitude longtemps» Le groupe armé neutralisé mercredi à Bir Ali Ben Khélifa suite à des accrochages avec les forces de l'ordre ferait, selon les premiers éléments de l'enquête, partie d'un réseau de salafistes djihadistes suspecté d'avoir des liens avec l'organisation terroriste Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et la cellule djihadiste qui avait été démantelée en 2007 après des affrontements avec les forces de l'ordre à Soliman. Plusieurs personnes ont été, d'ailleurs, arrêtées dans la foulée des accrochages, dont certains avaient déjà été jugés pour des actes de terrorisme, selon les ministères de l'Intérieur et de la Défense. Une dizaine de Kalachnikov et des munitions ont été également saisies dans l'opération. Dans cet entretien Alaya Allani, professeur d'histoire contemporaine à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba et spécialiste des mouvements islamistes dans les pays du Maghreb (voir bio-express) décrypte les dessous de la résurgence des réseaux salafistes et évalue le degré d'importance de la menace terroriste en Tunisie-post révolution. Entretien. Le Temps : Comment expliquez-vous ce regain d'activisme des salafistes djihadistes alors même que les islamistes d'Ennahdha gouvernent ? L'idéologie djihadiste est très différente de celle du mouvement Ennahdha. Les salafistes djihadistes embrassent les idées de l'organisation Al-Qaïda sans pour autant avoir nécessairement des liens organisationnels avec la nébuleuse terroriste créée par Ousssama Ben Laden. Ils prônent la lutte armée contre les mécréants à l'intérieur et à l'extérieur du pays. Ils vont même jusqu'à considérer les musulmans pratiquants qui n'embrassent pas l'idéologie djihadiste et ne prônent pas clairement l'application stricte de la Charia comme des ennemis secondaires qu'il faudrait combattre parallèlement à la lutte contre les mécréants. Les salafistes djihadistes sont par ailleurs favorables au recours à la violence pour destituer les gouvernements qui s'écartent de la Charia. Cette branche du salafisme, qui regroupe un large spectre de courants, rejette l'idée même de démocratie qu'elle juge contraire à la Charia. Tout ce qui est lié à la démocratie occidentale comme les élections et les instituions démocratiques relève de l'hérésie, aux yeux des salafistes djihadistes. Le parti Ennahdha qui domine le nouveau gouvernement tunisien joue, quant à lui, le jeu démocratique et rejette, dans ses programmes, le recours à la violence pour islamiser la société. Le mouvement Ennahdha refuse pour le moment de s'engager dans une confrontation avec tous les courants salafistes pour préserver son fonds de commerce électoral. La majorité des membres du courant slafiste « conservateur » (appelé également Al-salafiya Al-îlmia), qui contrairement aux djihadistes s'oppose à la désobéissance aux gouvernants (Al-khorouj ala –alhakem) et à la lutte armée pour changer les régimes n'appliquant pas une version rigoriste de l'Islam et se contente de tenter de restaurer la pureté de l'Islam, ont d'ailleurs voté pour Ennahdha lors des dernières élections. A cela s'ajoute le fait que près de 50% des militants de base d'Ennahdha sont très proches de la mouvance salafiste conservatrice. C'est ce qui explique en partie les accusations de double langage qui pèsent souvent sur Ennahdha. Toutefois, Ennahdha sera obligée dans un futur proche d'entrer dans une confrontation avec les salafistes, notamment les djihadistes d'entre eux. D'autant plus que le projet politique d'Ennahdha, qui est fondé sur l'Etat civil, la démocratie et l'Etat de droit, ne peut aucunement cadrer avec celui des salafistes. La menace terroriste est-elle élevée en Tunisie ? Le regain d'activisme des groupes djihadistes en Tunisie n'est pas aussi important que ce que laissent croire certains médias. Il s'explique essentiellement par l'instabilité de la situation sécuritaire sur nos frontières et la dérive sécuritaire qui caractérise la Libye voisine. On ne peut aucunement affirmer que la Tunisie constitue une base arrière ou un terrain d'activité de la mouvance salafiste djihadiste. Même les caractéristiques géographiques ne permettent pas aux djihadistes de s'implanter dans ce pays où les montagnes et les forêts denses qui constituent habituellement un refuge de prédilection des fondamentalistes armés sont peu nombreuses. Les armes et de munitions qui ont été saisies ces derniers mois ne sont pas toutes destinées à des réseaux terroristes. Des trafiquants d'armes sont, en effet, très actifs dans tous les pays du Maghreb depuis le déclenchement de la rébellion libyenne. Et la Tunisie constitue dans ce cadre un pays de transit pour ce trafic d'armes puisées dans les anciens arsenaux de Kadhafi. D'autre part, la mouvance salafiste djihadiste en Tunisie est extrêmement minoritaire en comparaison avec les courants djihadistes dans les autres pays du Maghreb. A combien estimez-vous le nombre des djihadistes tunisiens ? Les membres du noyau dur et très actif de la mouvance djihadiste tunisienne se comptent, en effet, par dizaines. Le nombre sympathisants de cette même mouvance dans notre pays ne dépasse pas, quant à lui, quelques centaines. Ces djihadistes tunisiens sont pour la plupart originaires de Bizerte et de certains quartiers populaires de la capitale comme la cité Ettadhamen, El Mourouj et la cité Ezzouhour. Plusieurs centaines de jeunes suspectés d'avoir des liens avec la mouvance djihadiste après la révolution dans le cadre de l'amnistie générale. Considérez-vous cette libération comme une erreur ? Non. Ce n'était pas, à mon sens, une erreur. La loi anti-terroriste a été adoptée et appliquée sous le règne de Ben Ali dans le cadre d'une stratégie générale de diabolisation des islmaiste. Ben Ali s'est servi de la menace terroriste comme étant un épouvantail qui lui a permis de légitimer la répression. La lutte contre l'idéologie djihadiste doit passer dans une première étape par le dialogue. J'appelle dans ce cadre à des débats télévisés entre les leaders de la mouvance salafiste djihadiste et des spécialistes des sciences théologiques et humaines visant à mettre en exergue la modération et la tolérance qui caractérisent l'Islam. Ainsi, nous pourrons convaincre de nombreux djihadistes de renoncer à leur idéologie. Par la suite, on pourrait recourir aux solutions sécuritaires et à l'application de la loi pour venir à bout des éléments irréductibles. Propos recueillis par Walid KHEFIFI
Bio-express Alaya Allani est professeur d'histoire contemporaine à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba et spécialiste des mouvements islamiste dans les pays du Maghreb. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages et études sur le thème des phénomènes politico-religieux dans le monde arabe comme «Les Mouvements islamistes dans le monde arabe : les cas de la Tunisie», «Les mouvements salafistes au Maghreb», et «Le courant religieux en Tunisie entre confrontation et participation».